Étrange concordance des temps : entre la présentation du film à Venise et sa ressortie aujourd’hui, Tell Me Lies aura offert un écho étonnant aux images de haine et de violence du film-brûlot contre l’islam et sa cohorte de réactions sanglantes. Voilà plus de quarante ans, Peter Brook adaptait à l’écran sa pièce US, entendez « United States » aussi bien que « us » (« nous » en anglais), moins satyre politique que questionnement de notre position morale face aux images de la guerre. Tombé comme un cheveu sur la soupe dans une époque plus volontiers portée sur les prises de position radicales, le film ne rencontra pas le succès de la pièce. Il ressort aujourd’hui en salles, à la faveur d’une restauration engagée par les fondations Technicolor et Groupama GAN et en même temps que l’édition bilingue d’un ouvrage sur le contexte historique et politique de la genèse du film.
Tell Me Lies est tourné à l’été 1967 à Londres en pleine guerre du Vietnam (1964 – 1975), la même année que le court métrage antipatriote de Scorsese The Big Shave et que Loin du Vietnam, le pamphlet collectif de Godard, Ivens, Resnais, Klein, Lelouch et Varda avec Chris Marker au montage. Ce n’est cependant ni un film militant, ni même, à proprement parler, un film sur le Vietnam. C’est un film sur Londres – comme l’annonce d’ailleurs un carton dès la fin du générique (« A film about London »), dans lequel trois personnages se trouvent confrontés aux images insoutenables des victimes du napalm au Vietnam, en même temps qu’au malaise mâtiné de fascination que suscitent en eux ces visions d’apocalypse. Le surgissement de la guerre, de ces chairs à vif et visages boursouflés sur papier glacé dans le quotidien de trois jeunes Anglais déplace légèrement le propos qui était celui de la pièce mise en scène par Brook avec ses comédiens de la Royal Shakespeare Company : l’enjeu était pour le dramaturge de faire prendre conscience aux Anglais que la guerre du Vietnam n’était pas qu’un problème américain. Il devient aux yeux du cinéaste de montrer que la guerre, à travers ces images auxquelles nul n’échappe, fait d’ores et déjà partie de la vie de ses compatriotes, quelle que soit par ailleurs leur position à l’endroit des États-Unis. Introduite en fanfare sur un mode pastichant la comédie musicale – la chanson d’ouverture « Tell Me Lies About Vietnam » donnant son titre au film – cette prise de conscience détermine le fil rouge du film : évitant, non sans une certaine maladresse parfois, le positionnement politique, Brook questionne notre rapport moral aux images de la guerre. Que faire quand tous les pamphlets ont déjà été écrits ? Comment tourner un film sur le Vietnam à une époque où les médias sont déjà saturés d’images ?
Observateur désireux de prendre part au mouvement du monde, Brook regarde ses contemporains et sonde leurs réactions : dans un semi-documentaire qui lorgne avec humour vers le pastiche en révélant sans cesse son dispositif auto-référentiel, il s’invite au cœur des manifestations, des réunions diplomatiques et des discussions en tout genre où chacun croit détenir la clef de son problème vietnamien. Ce n’est plus une affaire géopolitique que désigne le conflit vietnamien mais une histoire intime, celle du surgissement de l’invraisemblable de la guerre au creux de l’ordinaire de nos vies. Ce faisant, Brook est amené à s’intéresser aux formes de l’engagement politique qu’appelle une telle révélation. Il convoque d’autres luttes à travers la présence de Stokely Carmichael qui opère un lien entre le mouvement des droits civiques et la protestation contre la guerre du Vietnam, comme si toutes les luttes avaient une matrice commune. Repassant surtout inlassablement les images d’un bonze bouddhiste s’immolant par le feu en pleine rue à Saigon en signe de résistance, il avoue sa fascination horrifiée pour cette violence retournée contre soi. Il la confronte au même geste pathétique de cet autre croyant en souffrance, Norman Morrison, un quaker américain qui vint se sacrifier devant le Pentagone, cœur des opérations militaires américaines – le film se livre alors avec beaucoup de maladresse à une reconstitution peu démonstrative des dernières heures de Morrison avec le témoignage en voix off de sa veuve.
L’un de ses personnages, alter ego probable du cinéaste, avouera craindre le fanatisme des foules presque autant que celui des martyrs. « If you wanna have a clear vision of Vietnam, stay far away » profère-t-il non sans une ironie amère. Car c’est bien le rôle qu’assigne Brook au cinéma, comme au théâtre d’ailleurs, celui de coïncider avec la fureur du monde sans être pourtant un porte-voix de quelques partisans. Incidemment, Tell Me Lies s’inscrit en porte-à-faux avec le film qu’Harun Farocki réalise deux ans plus tard, Feu inextinguible (Nicht Löschbares Feuer), dans lequel le cinéaste allemand se met lui-même en scène et écrase une cigarette sur son avant-bras pour tenter de trouver un élément de comparaison à l’incomparable, la brûlure au napalm. Il y a chez Brook au contraire, cette idée, profondément sceptique au sens philosophique du terme, que l’art ne peut pas être un acte de protestation – il ne peut pas mettre fin à la guerre – mais qu’il n’en reste pas moins un geste éminemment politique. C’est à cette nuance près que Tell Me Lies conserve aujourd’hui toute son actualité.