La jeunesse de Tunis est au centre du nouveau film de Jilani Saadi. Une jeunesse éprise de modernité, mais toujours engoncée dans une culture passéiste, et qui sait difficilement concilier ces deux facettes de sa personnalité. Chronique fellinienne sans faux-semblants, Tendresse du loup brille grâce à un casting remarquable (notamment une prestation superbement nuancée d’Anissa Daoud) et au plaisir manifeste qu’a son réalisateur à jouer avec le numérique.
Tunis, un soir d’hiver. Stoufa fuit pour la énième fois de la maison familiale, où son père ne cesse de lui reprocher sa façon de vivre des plus indolentes. Il rencontre une bande d’amis qui jouent à tuer le temps, bière à la main. L’ivresse aidant, ils agressent verbalement Saloua, une jeune fille du voisinage, et finissent par la violer, alors que Stoufa tente, mollement, de les en empêcher. La jeune femme, escort-girl à ses heures, décide de se venger, et lorsqu’elle et ses amis retrouvent Stoufa, ils le battent, malgré ses protestations d’innocence. Humilié, Stoufa décidé à son tour de se venger…
Partant de faits réels, le réalisateur et scénariste Jilani Saadi choisit de dépeindre avec Tendresse du loup la jeunesse contradictoire de Tunis. « Saloua et Stoufa représentent une partie de cette jeunesse tunisienne qui vit dans une dualité et même une schizophrénie. De l’extérieur, l’apparence est flatteuse, élégante, sexy, extravertie. Mais dès que l’on gratte cette apparence, on ne trouve que souffrance, contradiction, et culpabilité », avance t‑il dans sa note d’intention. Et de fait, les personnages dépeints par Tendresse du loup ne sont pas simples : Stoufa, avec ses tentatives fades de révolte contre l’ordre établi (son père, comme l’esprit de meute qui règne parmi lui et ses amis au moment du viol) ; Saloua, femme « libérée », battante, libre de son corps et de sa sensualité, et qui finit en même temps par avouer vouloir courber l’échine sous un joug masculin dominateur ; même les amis de Stoufa, qui s’avèrent avoir eux aussi leurs doutes, leurs faiblesses. Difficile dans ce cas de surmonter l’inconfort créé par les intentions véristes de Saadi : ni véritable héros, ni véritable méchant ne se dégage de Tendresse du loup, élégant oxymore qui souligne bien la dichotomie qui emprisonne ses protagonistes.
Visages, presque interchangeables finalement, de la société tunisienne, Saloua, Stoufa et les autres sont aussi une partie du visage de Tunis même, personnage à part entière de Tendresse du loup. Saadi inaugure avec ce film son utilisation du numérique, qui lui apporte une liberté telle qu’il se voit mal, aujourd’hui, tourner via un autre procédé. Cette liberté, il la met au service d’un portrait d’un Tunis nocturne encore une fois fellinien, tant la progression de son film évoque celle de La Dolce Vita. Autour d’une étonnante – et très belle – scène, qui voit un Stoufa inconscient et nu brinquebalé à travers tout Tunis, Saadi présente les visages d’une ville nocturne toujours plus onirique, et qui finira par se résumer à une chambre isolée du monde, dans laquelle les deux protagonistes se confronteront. On ressent, au passage de la caméra, le désir de montrer une ville aimée, malgré tous ses défauts.
Car Saadi choisit de ne jamais juger, ce qui fait la difficulté et la grande force de son récit. Entre la lâcheté rêveuse de Stoufa et le cynisme matérialiste de Saloua, Tendresse du loup n’est finalement qu’un portrait de la fragilité d’une jeunesse dont la perte de repère s’exprime avant tout dans son incapacité à se figurer en héros – une problématique qui interpelle aussi, évidemment, l’univers cinématographique.