The Cat, the Reverend and the Slave, sous ses airs de tranquillité, ne décrit rien moins qu’une certaine forme d’apocalypse. Ou l’avènement d’un monde nouveau, sapant progressivement les assises du monde en place. Un film qui part de Videodrome pour finir du côté de Mad Max.
The Cat, the Reverend and the Slave agit comme un fulgurant coup de sonde, asséné à notre époque avec une troublante sérénité. Le film se balade dans « le ventre de l’Amérique » – comme dirait l’autre – du Kansas à la Californie, de mobile homes en pavillons, de chambres en paroisses. À l’image, les familles préparent gentiment leur repas tandis qu’un voisin tond sa pelouse, les rues se succèdent avec leurs bâtisses, toutes plus calmes les unes que les autres. Le travail existe, mais comme simple épiphénomène de la vie domestique : on s’y rend, puis on en revient, dans une totale amnésie de ce que l’on y a exécuté. On l’oublie, car à la maison – ce premier temple de la vie américaine – il y a Second Life : un jeu vidéo en ligne qui réunit près de dix millions d’inscrits de par le monde. Second Life offre au joueur un doublon de notre réalité quotidienne, un espace en trois dimensions, extensible à l’infini. On y circule sous les traits d’un avatar, petite incarnation informatique de soi, objet modelé selon les désirs du joueur, selon la façon dont il souhaite apparaître dans l’espace du jeu. C’est donc un état, à chaud, de notre rapport aux images qu’interroge The Cat, the Reverend and the Slave. Quelle image de nous, humanoïdes du début du XXIe siècle, notre technologie est-elle susceptible de nous présenter ? Quelle image de notre monde ? Si, selon la phrase trop connue de Michel Mourlet, « le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs », Second Life, mutation récente de l’image animée, la retourne inconsciemment et demande au cinéma : à quels désirs s’accordent les images que nous produisons ? Preuve que quelque chose, dans ce rapport, s’est définitivement inversé.
Les personnages du film parlent, tantôt sur le mode du monologue face caméra, tantôt sur celui du dialogue avec leurs proches ou autres tiers. Ils sont invités à raconter, ou tout simplement à vivre leur vie sous nos yeux. Mais au fur et à mesure qu’elle se déplie, on constate que cette vie fait plus que corps avec la « seconde vie » : elles s’intriquent imperceptiblement. Tous intègrent, dans la chaîne d’événements de leur histoire, des événements tirés de la vie du jeu. Untel décrit la maison qu’il s’est bâti sur Second Life comme s’il l’avait bâtie de ses mains. Un autre décrit sa vie sentimentale comme une suite de chassés-croisés entre des déplacements réels (d’une ville à l’autre des États-Unis) et les espaces de Second Life. Telle autre veut planter « symboliquement » des arbres dans Second Life pour promouvoir la plantation réelle au profit d’une association caritative, etc. Il se crée comme une brèche dans le discours de chacun par laquelle le « faire » se dédouble : de quel côté de la barrière se situent les actes dont il est fait mention ? The Cat, the Reverend and the Slave s’avance sur un terrain glissant, indistinct en diable : à la surface d’un miroir, à cet endroit exact où se mêlent encore, où commencent à se distinguer l’objet réel et son image virtuelle. Si nous faisons appel ici à des termes d’optique, c’est justement parce que le film nous invite à une expérience optique : saisir la racine de l’image, désigner cet endroit où elle se décolle du réel, ce point où, pourtant, ils se confondent encore. En d’autres termes, il nous invite à voir où finit le monde (ce en quoi retrouve une figure apocalyptique) et où commence l’image. Et tout ce que l’on voit, en ce point que désigne le film, c’est une grande zone de flou, une profonde compénétration. Une orgie.
Isoler le sujet du film – le degré de pénétration des images dans la réalité de nos sociétés post-capitalistes – nous conduit au « fond » du sujet : le sexe. Qu’est-ce qu’on cherche en se connectant sur Second Life ? Du sexe. Que ce soit pour le débusquer, le dénoncer, l’organiser ou le trouver, tout simplement. Ce n’est pas pour rien que le motif de l’orgie traverse le film en filigrane.
Une mère de famille n’hésite pas à appeler « orgie » les services collectifs de rencontre que propose son mari sur Second Life. Les rapports d’asservissement mutuels (et consentis) entre partenaires sexuels rencontrés via Second Life sont, à ce titre, particulièrement explicites. Le projet de vie que nous expose l’ « esclave » en titre, gringalet chevelu au civil et travesti domestique, consiste à s’installer en une forme de communauté sexuelle avec ses cinq esclaves rencontrés via la plate-forme virtuelle. La communauté « Furry » présentée au cours du film – des individus qui arborent, en se costumant, les signes artificiels de l’animalité : queues et oreilles de chat, par exemple – peut se comprendre comme une volonté inconsciente d’exhiber, par l’entremise d’un fétiche, une nudité détournée, une bestialité à l’air libre concentrée dans ses symboles les plus forts : le poil, la queue, la continuité d’une enveloppe sans vêtement. Il n’y a qu’à voir les images des fêtes « Furry » sur Second Life : les avatars y dansent nus, « à poil ». Imposer malgré tout les signes de la nudité au sein de l’espace public. Quelle motivation donne le pasteur (en titre) à la représentation de sa paroisse sur la plate-forme ? Lutter contre la pornographie et la prostitution ; lui aussi appuie sa présence « sur » le sexe.
Le film s’achève au sein d’un camp organisé dans un désert bien réel sur le modèle de Second Life : un accolement anarchique et potentiellement extensible de cellules. Le sable soulevé par les bourrasques de vent, les lunettes et masques de protection que portent ses habitants, leurs costumes extravagants évoquent un univers de science-fiction. Car au sein de « Burning Man », reproduction de Second Life dans le réel et stade ultime de confusion, tout est permis : comprenez qu’ici, la liberté se résume à une liberté d’apparaître sous sa forme fantasmée. Et c’est le plus souvent à poil – ce qui apparente vite le site à un camp de nudistes.
Il ne s’agit jamais, en fin de compte, que de dénicher des partenaires. Ainsi, le film est traversé par cette idée passionnante que ne gît au fond de Second Life – cette apogée de la médiatisation du moindre rapport au monde, pointe de l’usage actif des images, nouvelle frontière, expression instantanée du contemporain – que le plus simple, le plus archaïque, le plus primitif instinct de l’espèce humaine. Celui de se combiner, de s’emboutir, de trouver un corps à mettre au bout du sien. À quoi servirait ce que propose Second Life – projeter hors de soi l’image qu’on a de soi – sinon pour appâter ce corps distant, susceptible de se combiner avec le mien ? Et les corps des personnages auxquels s’attachent les deux réalisateurs semblent, pour la plupart, avoir perdu l’exercice du monde physique (ils sont obèses).
L’apocalypse est un spectacle où l’on contemple l’avènement d’un ordre nouveau dans la perturbation de l’ordre ancien. Le genre approprié à cette forme s’appelle, au cinéma, le film-catastrophe. The Cat, the Reverend and the Slave est une sorte de film-catastrophe. Il est bâti sur le modèle d’une intensification des perturbations, jusqu’au retournement complet de l’ordre ancien au profit de l’ordre nouveau. L’ancien monde, c’est celui qui distinguait encore clairement l’image de la réalité. Celui, encore pas si lointain, de La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, où il suffisait simplement de passer de l’autre côté de l’écran pour entrer dans le domaine de l’image. Il figurait à lui seul une séparation nette entre les deux et, s’il y avait contamination, c’était toujours d’un côté ou de l’autre. Le monde nouveau, c’est celui où l’image se projette sur la réalité et la recouvre uniformément de son enveloppe plastique, de son « film ». Où le réel ne s’appréhende plus que dans un rapport de médiatisation constant. Une enveloppe, oui. Observez donc les images de Second Life, insérées en pillow-shots dans le montage du film : bien qu’en trois dimensions, elles semblent sans épaisseur, sans substance, sans matière. Les formes que leurs couleurs recouvrent accusent plus que tout ce recouvrement ; on dirait un tissus d’une seule pièce jeté sur un faux relief. Second Life ne présente à la vue qu’un accolement de surfaces planes. C’est le fantasme absolu du publicitaire : un espace d’affichage infiniment renouvelable. On s’y balade comme on se balade dans ces zones commerciales, ces banlieues sans fin et sans nom qui assiègent dorénavant toutes les villes du monde, c’est-à-dire au cœur d’une suite de cubes identiques, infiniment reproductibles, où ne change qu’une seule chose : le nom de la marque.
Le plus effrayant, dans le film, n’est pas cette confusion, chez les personnages, entre image et réalité, ni même la douce folie qui semble en résulter. Non, le plus effrayant, c’est le pragmatisme avec lequel chacun gère son apparente folie : comme une image détachée de soi, et donc comme un bien, un retour de l’avatar dans la réalité. Du coup, cette image de soi que l’on sert aux autres, comme un C.V. accéléré, devient quelque chose de très sérieux, une sorte de capital qui s’entretient, qui requiert une argumentation très fondée. L’écart prégnant entre une excentricité visible (a priori sympathique) et le logos froidement organisé qui la soutient ouvre une brèche vertigineuse. En sortent les plus sidérantes images du film : un défilé de peluches dans les couloirs d’une convention « Furry » ; les sculptures délirantes et les happenings permanents du camp « Burning Man ». Les films-catastrophes sont friands de ces moments de suspension, où l’on invite le spectateur à faire un pas au bord du gouffre et à contempler l’irréversible renversement des choses − que ce soit l’écroulement d’un immeuble ou l’assaut momentané des images sur notre réalité. Ce qui nous apparaît, dans un clignement d’yeux, c’est le monde à venir, le monde d’après.
The Cat, the Reverend and the Slave nous donne le sentiment que seul le cinéma pouvait s’attaquer à un tel sujet et le placer au centre d’une problématique par l’image. Seul le cinéma, ancêtre des images animées, peut aujourd’hui poser un regard interrogateur sur ses déclinaisons utilitaires et hygiéniques ; il a, sur elles, un point de vue imprenable, puisqu’il les précède toutes, puisqu’elles viennent de lui. Seul le cinéma – pour reprendre la formule godardienne – peut encore les intégrer, telles quelles, à son processus de réflexion. Seul le cinéma peut, dès lors, confronter les images du monde aux discours, aux comportements, aux apparences qu’elles suscitent. Le cinéma est peut-être le seul art qu’il nous reste.