Au commencement, les morts marchaient à côté de leurs tombes. Puis, on leur a préféré des vivants transformés en pantins enragés. Aujourd’hui, on n’y voit plus guère qu’une foule anonyme à la peau nécrosée et au regard vide, avec les bras ballants et les dents qui claquent. Ou pire : une marée numérique sans visages, comme dans le nul World War Z… Mais de quoi parlons-nous ? Du « film de zombies », bien sûr. Ce qui n’était jadis qu’une simple mais signifiante catégorie du cinéma d’épouvante est devenu un genre à part entière, et pas forcément pour le meilleur : si banalisé et codifié que tous les motifs de peur qui lui étaient originellement associés ont été peu à peu anesthésiés. À côté du gore obligatoire (la tradition cannibale du zombie reste sacrée), on tente de continuer à faire peur avec une agitation formelle machinale (depuis L’Armée des morts, le zombie peut courir le 100m), des variations de tons (on en fait même des comédies), des considérations sociales sur les proies vivantes dont on a vite fait le tour de film en film, voire en série (The Walking Dead). Figure sulfureuse et subversive d’hier, le « mort qui marche » est aujourd’hui une denrée audiovisuelle mainstream et, à quelques exceptions près (comme dans la veine inspirée et satirique du récent Dernier train pour Busan), traîne des pieds dans une routine peu enthousiasmante.
La fille et la bête
Pour le destin du genre, ce n’est pas ce The Last Girl — Celle qui a tous les dons qui en révolutionnera les codes — le long-métrage du téléaste britannique Colm McCarthy trouvant sa motivation ailleurs, on va y revenir. Ici, les zombies sont appelés « les affamés », réduits à cet état par un champignon croissant dans le cerveau, et transmettent leur mal par leurs morsures — autant dire qu’expliquée ainsi, la propagation n’est plus un phénomène énigmatique mais une évidence (par ailleurs, le film aime expliquer ses fondements fantastiques — sans doute trop, oubliant que l’abstraction a parfois du bon). Aussi est-ce à travers une Angleterre d’apocalypse que chemine Melanie, fillette infectée mais étrangement capable de se comporter au moins partiellement comme une personne saine (et consciente de sa condition), encadrée par quelques adultes archétypaux intéressés par son cas : une enseignante qui ne voit en elle qu’une innocente victime, un militaire qui la tient en respect comme une menace, et une scientifique qui la garde comme « ingrédient » pour ses recherches de vaccin contre le fléau.
Avec son pool de personnages aux comportements sommairement dictés par leurs fonctions respectives, ce n’est manifestement pas par son acuité socio-politique que The Last Girl entend briller. Pas plus d’efforts ne seront faits pour échapper aux situations obligées, comme quand tel personnage commet telle imprudence au bon moment pour se faire infecter ou dévorer, ou mettre en péril la sécurité du groupe. Le vrai désir du film apparaît dans son intrigante première partie en milieu souterrain qui, sous le prétexte de prendre des détours de mystère pour en venir au fait, met d’emblée en jeu le regard porté (par les personnages, le film et nous) sur cette singulière petite fille. Dès ces scènes d’ouverture, The Last Girl tient tout entier sur la fascination du spectacle d’une enfant capable à tout moment de se comporter en monstre, qui le sait et le considère avec un certain détachement qui accentue son étrangeté. Ceci dit, l’argument n’est pas beaucoup plus nouveau que les lieux communs des films de zombies : n’a-t-on pas déjà vu, dans le séminal La Nuit des morts vivants (1968), une petite fille se jeter sur sa mère pour la dévorer ? De la part de George Romero, cette scène d’intérieur de l’enfance corrompue par un fléau venu de l’extérieur saisit encore d’effroi, par son caractère soudain, inédit, transgressif… et unique. Le film de McCarthy, en revanche, pose dès sa première partie cette corruption comme une donnée établie et globale (plusieurs enfants sont pareillement affectés), invitant les personnages et le spectateur à l’intégrer pour la suite. Le saisissement n’est plus tout à fait le même.
Tromper la faim
Dès lors, c’est sur la longueur qu’on se met à guetter quelque oscillation (des regards, des sentiments) dans un alignement de scènes qui menace d’être programmatique. À l’instar du genre qu’il voudrait aborder de manière innovante, The Last Girl peine à marquer le regard ou l’esprit, parce que chaque élément par lequel il espère le faire (horrifique, transgressif, ou simplement impressionnant comme la gigantesque « source » de la contamination qu’on découvre à la fin) se trouve dès son apparition traité comme élément d’un contexte qui s’établit soigneusement et auquel on n’a plus qu’à s’habituer — un danger permanent de banalisation. Ainsi frémit-on la première fois que Melanie, lâchée en éclaireur dans une ville infestée d’« affamés », trompe sa faim en mangeant des animaux errants — mais moins les deuxième et troisième fois, le regard ayant acquis cette pratique certes dérangeante mais nécessaire, dans un film qui relève moins de l’épouvante que du survival routinier.
Restent quelques moments de trouble authentique surgissant parfois des relations entre cette enfant-monstre et ceux qui l’entourent, des regards différents que ceux-ci portent sur elle (et qui pourraient être le nôtre). À un moment, pour sauver ses compagnons d’autres « affamés », Melanie laisse parler la bête qui est en elle, pour un résultat brutalement efficace. Deux regards convergent alors vers elle, habités par le même effroi et pourtant révélateurs de chocs différents : celui de l’enseignante, qui semble réaliser seulement maintenant que l’innocence de l’enfant est bien perdue, et celui du militaire, un peu plus surprenant. Lui qui a toujours fait mine de considérer Melanie comme une créature dangereuse à écarter des humains, et s’était endurci en conséquence au point de se conformer au cliché du bidasse borné, paraît soudain intimidé, non par la seule part monstrueuse du personnage, mais par sa part d’humanité réduite à la barbarie, comme si, avant cet incident, il s’était finalement accoutumé à revoir en elle une petite fille. C’est en laissant échapper de petites considérations comme celle-ci que The Last Girl suscite un vague intérêt pour son programme de spécimen de genre pas si innovant : pas le néant, et quand même pas grand-chose. Le cinéphile, contrairement au zombie, doit parfois gratter très fort pour se mettre quelque chose sous le dent.