Cela fait un moment que quelques gros producteurs français cherchent à faire valoir le cinéma d’animation national comme une marchandise capable de fédérer le grand public, concurrençant le grand cousin d’Amérique tout en jouant la carte de l’originalité et de la touche européenne. D’un essai à l’autre (Kaëna : la prophétie, Renaissance, La Véritable Histoire du Chat Botté, voire les Minimoys de Luc Besson…), la petite charte des produits de cette volonté-là commence à se laisser voir : univers résolument tourné vers la fantasy, démonstration des talents des graphistes et des techniciens… mais surtout une lacune gênante. Il manque à toutes ces créations ce qu’on pourrait appeler une « âme » : quelque chose qui les ferait vivre par elles-mêmes, avec des récits brassant autre chose que du creux, des personnages un peu plus épais que des archétypes, une forme vectrice d’une volonté d’expression narrative et non seulement symptomatique d’un objectif de démonstration. En l’état, on a du mal à voir dans ces films autre chose que des « produits de l’animation française », des émanations d’une industrie trop soucieuse de s’établir sur un marché. Avec The Prodigies (notons le titre anglais judicieusement choisi pour l’exportation), on constate que malgré les bouchées doubles mises sur les accents du scénario et le travail visuel, le problème de fond demeure.
Adaptée du roman La Nuit des enfants rois, best-seller écrit en 1981 par Bernard Lenteric, l’intrigue de The Prodigies joue avec les thématiques de la normalité et de l’exclusion mutuelle, à l’instar des personnages de comics « X‑Men ». Soit des enfants surdoués, ostracisés par leurs entourages et aux pouvoirs psychiques dévastateurs, réunis dans une fondation new-yorkaise par un « bon professeur » décidé à rompre leur isolement et à consacrer leur intelligence au bien commun, lui-même étant doté des mêmes facultés et soucieux de les maîtriser. Se présente alors à eux le choix entre s’intégrer à la société — qui les voit comme des bêtes de foire — et l’anéantir purement et simplement, dominés par leur haine grandissante. Le scénario verse facilement dans la noirceur — physique, psychologique, sociologique — et suscite quelques personnages intéressants (comme ce jeune professeur tourmenté et ambigu qui, pour continuer à travailler avec ses protégés, se résout à les « vendre » au système qui les méprise), mais tout cela est vite ramené à son rôle de prétexte par la prééminence ostensible du travail des graphistes, des cadreurs et du réalisateur. Ce n’est pas un hasard si au générique, le rôle à l’intitulé vague et ronflant de « créateur de l’univers visuel » (on suppose qu’il s’agit tout simplement de la direction artistique) prend la même importance que celui de scénariste, voire de réalisateur.
Cinéma-tics
Mais scénario prétexte à quoi, au juste ? Appuyé sur des thèmes pertinents, The Prodigies promet avant tout d’être un thriller fantastique stylisé, avec son imagerie se nourrissant principalement des manifestations meurtrières des pouvoirs des « enfants rois », appliquant çà et là quelques idées graphiques plus ou moins inspirées. Seulement, le film peine à prendre chair au-delà de cet assemblage d’effets aux directions dispersées, plutôt écrasant et à l’emphase technique désincarnée, accumulation dont il devient, à son tour, le prétexte. Si certains effets procèdent d’une volonté d’expression évidente (comme ce gommage en blanc de l’environnement dans les scènes où un des prodiges perd le contrôle de son esprit et en déchaîne la puissance), d’autres nourrissent le soupçon d’une foire aux tours de force visuels sans réel objet autre qu’eux-mêmes. Notamment, la propension du montage aux raccords enchaînés passant d’une scène à l’autre à la faveur d’un gros mouvement de cadre bien « dans ta face » (d’une échelle de plan à l’autre, à travers une façade ou une goutte de sang en bullet-time, etc.) interpelle. S’agirait-il, en supprimant ainsi des raccords cut entre scènes, d’entretenir une impression d’errance mentale cauchemardesque — comme si tout se passait dans un esprit martyrisé comme celui d’un des prodiges ou de leur « gourou » — ou simplement de frimer avec de la 3D flambant neuve ?
Cependant, le métrage défile, son scénario draguant l’émotion avec sa noirceur, ses retournements de situation et ses dilemmes, mais continuant d’être empesé par son bagage visuel si empressé dans sa démonstration qu’il en perd sa consistance (voir les scènes d’action, rendues informes par les efforts frénétiques du cadre pour être aussi agité que les corps modélisés). À côté de cela, des placements de produit plutôt agressifs (merci la marque nippo-suédoise de téléphones mobiles, merci l’enseigne française de vente de jeux vidéo) achèvent de ramener le film d’animation à l’état de gadget certes bien écrit, mais artificiellement incarné. Renseignement pris, on apprend que le réalisateur Antoine Charreyron s’est fait connaître dans les cinématiques de jeux vidéo. C’est exactement cela : The Prodigies n’a guère plus d’impact que les plus creux de ces films majoritairement conçus pour enjoliver et/ou gonfler un produit ludique. Longue et bavarde bande-démo illustrant les ressources techniques à l’œuvre, fer de lance parmi d’autres d’une stratégie d’occupation du marché du divertissement cinématographique, mais qui, en tentant de faire du cinéma, manifeste surtout ses réflexes publicitaires.