Il n’est pas très étonnant de retrouver au beau milieu de la filmographie d’un réalisateur aussi engagé que Joseph Losey une œuvre entièrement dédiée au renversement dialectique des relations de domination. Adaptation hégélienne à la sauce Pinter – qui en est le scénariste – déconstruite et fourmillante, The Servant est réalisé en 1963, dix ans après que le réalisateur américain se fut exilé en Angleterre où ses sympathies communistes, bien que critiquées, ne l’empêchaient plus de tourner et ne l’obligeaient plus à passer devant un HUAC local tous les mois. C’est aussi, donc, la première collaboration du cinéaste avec Harold Pinter (les autres étant Accident et Le Messager) qui engendre un curieux mariage : celui du rythme cassant à la précision obsessionnelle, de la représentation de l’écriture comme révélation permanente du dramaturge et du naturalisme violent en imprégnation de Losey. The Servant est probablement l’exemple le plus criant de l’absorption totale de la verve pinterienne par le cinéma d’un Losey qui conçoit le politique comme un premier stade métaphysique.
Le maître et le serviteur
Tony, jeune bourgeois oisif, faux dandy fasciné par la brutalité d’une jungle à laquelle il ne s’éprouve qu’en gribouillant sur son carnet, engage, pour meubler son nouvel appartement londonien, Barrett, domestique aux apparences humbles, discrètes et compétentes. La fiancé de Tony, Susan, ne le voit, dès le départ, que comme un intrus. Mais c’est à l’arrivée de Vera, la prétendue sœur de Barrett qui est en fait son amante, que Susan tente de sortir Tony des griffes du serviteur qui, très progressivement, dicte sa loi dans la maison. Dans cette histoire de renversement social, le style de Pinter, comme à son habitude, fait de toute banalité un indice des violences constantes que chacun subit : le serviteur est ramené sans cesse à son statut inférieur et le maître, dont la faiblesse oisive est la première soumission contingente, ouvre ainsi la porte à la perte de son libre arbitre. L’image et la lettre sont toutes tournées vers une idée : le glissement, celui des normes, celui des êtres, celui des confrontations. Car la relation sociale, chez Pinter comme chez Losey, se résume à une relation (et un renversement) de pouvoir.
On retrouve dans The Servant (qui prend souvent des allures formelles d’Année dernière à Marienbad cruelle) la précision des décors des pièces de Pinter : foisonnante, cloisonnante et inutile, la profusion isole les êtres comme elle les définit. L’explosion des lignes, des reflets et des mouvements, loin de noyer l’image, la circonscrit à un espace mental créé par le duo Tony/Barrett, Comme dans les films d’Ophuls, elle a valeur de révélation. Le mystère de l’identité, thème régulier des œuvres de Losey (pensons notamment au troublant Monsieur Klein), est ici directement relié au flou social, au danger perturbant et séduisant que représente autrui. Le film ne reste pas au seuil classique de la critique d’une hiérarchie sociale fondée sur le mépris et l’indifférence : il fait de la parole un art du sous-entendu, du second degré une progression dramatique, et de la déformation apparente des relations sociales une logique mécanique.
Tout ce qui est humain m’est étranger
La complexité apparente des couches successives de teintes de clair-obscur, de plans en miroir, de courbes éclatées et d’angles détournés est elle-même un mode de révélation : la manipulation intrinsèque au drame et la forme cinématographique qu’elle prend ne font qu’un. La brutalité des sensations, l’accélération des ruptures sont des preuves de la transformation des identités par l’extérieur, humain ou non. Lors d’une scène de pub, Losey filme le couple Tony/Susan avant de se désintéresser en apparence de leur discussion. Et pourtant, au travers de l’assistance (de l’extérieur donc), des deux prêtres qui cancanent, des deux femmes qui se chamaillent, des entrants et des sortants, c’est tout le manège intérieur de la maison de Tony qui est reproduit sous forme de petits théâtres.
On pourrait parfois reprocher à Losey (ou à Pinter ?) la trop belle mécanique de ces renversements. Il est vrai que, contrairement à Ophuls, contrairement à d’autres films de Losey qui jouent des conflits identitaires comme le suscité Monsieur Klein, rares sont les moments où The Servant échappe à sa force illustrative. Le mystère de Tony, qui laisse un domestique agencer sa maison avant de lui donner jusqu’à sa propre existence est moins entier que celui de Barrett. Qui est finalement ce dominateur aux accents sadomasochistes qui couche avec une femme qu’il présente comme sa sœur et réduit à néant la volonté d’un maître, d’un ami, d’un esclave ? L’absence de réponse est sans doute la pirouette de Losey à Pinter, la pirouette d’une quête métaphysique qui dépasse le sulfureux. Plus qu’une lutte de classes se vautrant dans la luxure, le cinéaste filme la bestialité des instincts naturels qui permettent à l’homme de créer un monde étranger à l’autre.