Dans son quatrième long-métrage, le réalisateur chinois promène sa caméra dans les allées de « World Park », à Pékin, un parc qui reproduit en miniature les monuments les plus célèbres du monde entier. Dans ce monde parfait et artificiel, les employés sont aux prises avec une réalité bien plus sombre. Une réflexion à double tranchant sur l’ouverture au monde de la Chine.
« À World Park, tu peux découvrir le monde sans sortir de Pékin », « Offre-moi un jour, je t’offre le monde ! »… Ces slogans, inscrits aux frontons des monuments miniatures d’un gigantesque parc de Pékin, symbolisent toutes les contradictions du développement fulgurant de la Chine ; contradictions qui constituent la clé de voûte de The World. Le monde tourne les yeux vers la Chine, les touristes et les travailleurs étrangers affluent, sans pour autant que les avancées économiques profitent au plus grand nombre. Voilà le décor planté, qui offre d’emblée à l’œil du spectateur les deux aspects de Pékin : une abstraction, avec ce parc qui sonne faux et devient presque surréaliste, et la boue du quotidien avec lequel il faut composer pour vivre.
Tao et son petit ami Taisheng, tous deux employés du parc, ont quitté leurs provinces du Nord il y a quelques années. Pleins d’ambition et de rêves à grande échelle, eux et leurs collègues ne récoltent que les miettes de l’enrichissement de Pékin. Le couple se retrouve le soir dans une misérable chambre dont le sommier du lit grince horriblement, comme si les éléments extérieurs venaient gêner leur épanouissement, et rendaient leur relation amoureuse incertaine. Paire allégorique, comme le gardien voleur d’argent dans les sacs des danseuses, comme Erxiao, ouvrier, victime d’un grave accident sur un chantier, comme d’autres personnages, trempant dans des magouilles pour arrondir les fins de mois. Une multitude de personnages emblématiques de la complexité de la société chinoise.
La force du film réside en premier lieu dans le fait que tous ces personnages ne restent jamais au rang de prétexte. Désireux de faire un film sur Pékin, où il vit depuis dix ans, alors que ses trois précédents étaient tournés hors de la capitale, le réalisateur va bien au-delà de la cité impériale. Profondes et fort bien définies, les personnalités des protagonistes de The World dépassent le cadre du folklore pour atteindre l’universel. Si l’œuvre de Jia Zhang-ke apparaît bien comme une critique sociale de la Chine, elle touche aussi à ce qui nous fonde et nous construit : le rapport à son passé, la confrontation à la réalité brute. De ce point de vue, la mondialisation reste un terme creux. Rêver de Paris en haut de la tour Eiffel miniature comme Taisheng, s’extasier devant le passeport rempli d’un ami voyageur comme Tao, ou fantasmer Oulan Bator comme la Russe Anna n’empêchera jamais qu’on ne peut se situer en dehors de l’endroit où l’on est. Même le microcosme parfait du parc d’attractions est vulnérable face au changement, et si les paysages sont faux, les problèmes sont réels. Mariages, séparations, fidélité et trahison fondent le quotidien des personnages.
Comédie et tragédie impriment dès lors la pellicule de Jia Zhang-ke. Empreint d’irréel et de fantasmes, son film, entièrement tourné en numérique, porté par la musique électronique de Giong Lim (Goodbye South, Goodbye, Millenium Mambo), adopte le vocabulaire de l’onirisme ; séquences d’animation intégrées, scènes naïves où galopent des chevaliers sur leurs étalons, où un texto constitue le début d’une rêverie, plans-séquences apportant continuité dans un monde qui évolue sans cesse. La « patte asiatique » de Jia Zhang-ke se retrouve ici, dans la douceur des mouvements d’une caméra amoureuse des visages et des corps, dans un esthétisme jamais superficiel. La beauté de ces images permet à l’auteur de traiter un sujet difficile sans que le spectateur tombe dans l’apitoiement mélancolique.
Si les symboles du départ chargent parfois l’écran d’une certaine lourdeur (l’image du passeport qui revient régulièrement, la démonstration un peu trop appuyée des rêves d’ailleurs des personnages), Jia Zhang-ke ne laisse jamais son sujet lui échapper. Au bout du compte, son film offre des entrées multiples : un nouveau visage de la Chine, une vie intérieure fantasmée présente en chacun de nous, l’entrée dans la réalité de la vie adulte. Se perdre dans le foisonnement de The World offre un moment rare de réflexion et d’émotion partagées.