Ballet des corps
Derrière un titre affichant des faux airs de comptine, le nouveau film d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau s’exhibe pourtant d’entrée de jeu dans une crudité la plus totale, par une séquence d’ouverture à la fois déstabilisante et envoûtante. Dans un sex-club, les corps de Théo et Hugo se remarquent, se désirent, se tournent autour et finissent par céder à une pulsion de l’instant, fiévreuse et intense. Cette longue scène de sexe, d’une durée de vingt minutes, introduit le spectateur au cœur d’une ambivalence qui exprime d’emblée certains enjeux du film, à la fois esthétiques et narratifs. Dans la crudité de ce qu’elle livre à la perception du spectateur – la pénombre rougeâtre des backrooms permettant ici de ne pas tout montrer – cette séquence de sexe non simulée parvient à recréer un espace et une atmosphère d’intimité, dans un champ filmique baigné pourtant par la nudité des partenaires. Sur fond d’une musique électro entraînante, les corps de Théo et Hugo inscrivent leur rencontre dans une temporalité en quelque sorte déréglée, qui s’exprimera pleinement dans un fragment fantasmé, aux allures presque kitsch, digne d’une toile de Pierre et Gilles. Un simple échange de regards entre les deux hommes suffit alors pour suspendre pendant quelques minutes le temps de la narration, et mieux isoler et extirper leurs corps de cette chorégraphie générale.
Ballade nocturne
L’habilité du film consiste alors à faire de cet apparent dérèglement de la rencontre une véritable richesse narrative. Que reste-t-il à découvrir de l’autre lorsque l’on vient de céder au désir de l’instant ? Le désir amoureux garde-t-il des conditions de possibilité d’émergence ? Une perspective que semble tout de suite menacer la crainte de la transmission du VIH, car si Hugo fait rapidement l’aveu à Théo – de manière détournée – de sa séropositivité, l’immédiateté du désir a déjà fait baisser la garde des deux hommes. La temporalité du film semble alors subir elle aussi de plein fouet et par ricochet cet aveu d’Hugo, et fait coïncider le temps réel avec le temps du récit. Alors que la rencontre entre les deux hommes a lieu vers 4h30 du matin, nous les quitterons vers 6h, dans un Paris qui s’éveille au moment du premier métro.
Cette utilisation du temps réel évite la revendication de l’exercice de style (a contrario, par exemple, de Victoria de Sebastian Schipper, autre film noctambule) pour mieux épouser la temporalité propre aux personnages et leur permettre de jongler entre l’urgence de trouver un traitement de post-exposition au virus, et l’irrésistible envie de découvrir l’autre. Impossible également, pendant ces 90 minutes, de ne pas penser à l’angoisse que vit Cléo de 5 à 7, dans le film d’Agnès Varda, dans lequel le temps réel se confondait avec l’attente de la réponse médicale. Le temps réel devient ici celui de la déambulation de Théo et Hugo, du quartier de Sébastopol jusqu’à Stalingrad et Anvers, et permet aux réalisateurs d’explorer un Paris presque vide, marginal, qui laisse un champ filmique aussi vaste que mystérieux.
Hors du cadre
La déambulation nocturne des personnages se transforme ainsi en une ballade improvisée, modelée par les aléas des discussions auxquelles se livrent les deux hommes, entre le dévoilement de soi et des instants, imprévisibles, de rupture et de fermeture à l’autre. Un brin littéraires, les répliques du film deviennent les symptômes de ce jeu de séduction, et portent en elles les cheminements intérieurs et spontanés des deux hommes. « C’est comme si nous avions fabriqué de l’amour » fait par exemple remarquer Hugo à la sortie du club. C’est peut-être ce même jeu de langage qui impose au film, comme malgré lui, une filiation avec certains archétypes cinématographiques de la « Nouvelle Vague » : le cadre filmique devient un espace de création, un cadre mouvant, comme s’il obéissait entièrement à la trajectoire improvisée des deux hommes. À ce titre, cette nouvelle réalisation rappelle également quelques instants de marche nocturne de Jean et Lara dans Les Nuits fauves, non tant dans le croisement thématique de la maladie que dans la mise en situation de personnages réels (comme dans le film de Cyril Collard, le médecin interprète ici son propre rôle). Ou encore lors de cette séquence matinale de métro parisien, durant laquelle les passagers réels deviennent les figurants d’un cadre filmique qui laisse peut-être esquisser les prémisses d’un rapprochement amoureux. C’est d’ailleurs dans cette ambition que se dessine peut-être la plus belle générosité du film : inscrire les personnages dans un cadre filmique en perpétuel mouvement, grâce à des travellings nocturnes, qui deviennent peut-être les tentatives de Théo et Hugo pour repousser ensemble les limites psychologiques du cadre dans lequel pourrait les enfermer la maladie.