Il y a fort à parier qu’en dépit du plébiscite critique que Toto et ses sœurs récoltera, cette fable d’innocence forcenée passera à peu près inaperçue. C’est d’autant plus regrettable que le documentaire d’Alexander Nanau est peut-être le meilleur moyen de recouvrir 2015 d’un peu de douceur acquise dans la douleur. Dans les faubourgs roms de Bucarest, Totonel, 10 ans, vivote entre un foyer qui lui sert d’école, la rue et le studio parental, reconverti par ses oncles en salle de shoot. Un tableau cru où gravitent, outre une mère incarcérée pour trafic d’héroïne, deux grandes sœurs dont l’aînée, tourmentée par la drogue, sombre elle aussi dans les eaux troubles de la dépendance. C’est peu dire que, entre les nuits blanches et les visites au parloir, rien ne laissait présager l’éclosion d’un conte de fée. Or c’est bien au milieu de cette misère que le destin finit par frapper à la porte de Toto. Initié avec ses camarades du foyer au breakdance, le gavroche s’entraîne d’arrache-pied avant de grimper, comme dans un rêve éveillé, sur le podium d’une prestigieuse compétition locale.
Le temps de l’innocence
Rares sont les documentaires à avoir su concilier storytelling et immersion au point de maintenir la confusion sur la nature de leurs images. Alors, fiction hyperréaliste ou documentaire redoutablement transparent ? Ce n’est pas que l’intégration du storytelling à un genre qui lui a toujours été rétif doive primer sur le reste, mais c’est bien l’illusion – finalement assez compréhensible au regard du destin improbable qui se trame sous nos yeux – à laquelle furent sujets quelques spectateurs du Festival Premiers Plans d’Angers (Toto et ses sœurs en ayant récolté le Grand Prix, premier d’une moisson de récompenses que le réalisateur ne compte même plus). Quand il pose problème, le récit documentaire s’en remet d’ordinaire à l’autorité d’une voix off (c’est un moindre mal). Mais de plus en plus sacrifié sur l’autel du dispositif, le storytelling fait les frais d’un formalisme à tous crins, où l’observation terne a tendance à gagner du terrain sur les romans du réel. Or sous ses airs de petit docu d’opprimés, l’exfoliation narrative de Toto et ses sœurs offre un premier gros tour de force : incorporant un peu d’intrigue dans un genre qui oublie parfois ce qu’il doit au romanesque et à l’imaginaire (lire à ce propos notre entretien).
Pour autant, l’éloquence du conteur n’apporte aucune garantie sur la qualité de l’histoire. Et si les doigts d’orfèvre de Nanau contribuent certes à la réussite du film, il l’a doit surtout à son matériel inestimable. Lequel repose non seulement sur son sujet, chronique d’une petite famille dans un quartier peint aux couleurs de la misère du monde, mais surtout sur un regard qui ose filmer Toto comme n’importe quel autre personnage. La détermination du réalisateur à ne pas prendre ces enfants en pitié n’empêche pas, pour autant, le film de filer droit vers le conte de fée. Horizon dont il se méfie néanmoins comme des bons sentiments. Car la gloire est volatile, et après le concert de hourras réapparaissent les drames du quotidien, que la fratrie amortie avec l’habitude de ceux qui en ont vu d’autres. Le plus fort chez Nanau, c’est qu’il parvient à restituer la couleur d’une enfance sans masquer le fond de désespoir auquel, miracle ou non, le destin la ramènera inlassablement. Autrement dit, prélever les dernières gouttes d’illusion de son personnage, avant que les trappes de la drogue et de la délinquance n’aient définitivement raison de son innocence.
Famille recomposée
L’œil toujours rivé sur la vétusté du décor, on pourrait même dire que Nanau arrache un peu de féerie à l’univers désenchanté d’un Larry Clark ou d’un Antoine d’Agata. C’est que Toto, axe autour duquel la caméra ne déviera jamais, ne voit pas encore le morbide qui l’environne, ni le gouffre qui l’attend au tournant de l’adolescence – fosse dans laquelle la plus grande de ses deux sœurs, Anna, est déjà engloutie. Chevillé à Toto et Andrea, la seconde sœur, Nanau ne ménage pas la moindre précaution, enjambant ainsi les écueils conjugués du misérabilisme et du voyeurisme trash. Si bien qu’il parvient à montrer sans choquer, en plan serré, l’un des oncles s’enfonçant tranquillement une aiguille dans la gorge, tandis que Toto s’occupe à égrener les bouloches sa chaussette sur le même canapé.
Froideur souveraine dont la volonté de ne rien masquer, sans pour autant faire spectacle de tout, verra même Toto et Andrea resserrer des liens que l’on croyait trop lâches. Outre l’inépuisable gaîté du petit garçon, outre sa récompense inattendue au concours de breakdance, c’est dans l’adoption d’un petit frère par sa grande sœur que le film secrète son plus beau conte de fée. Quand malgré toutes les épreuves, malgré la prison, la drogue et la violence quotidienne, une petite famille renaît de ses cendres et perce une lueur d’espoir dans le ciel sans miracle de Bucarest.