En 2010, le film de Mariana Otero Entre nos mains retraçait la tentative de reprise par ses salariés d’une usine de textile en faillite. Cet événement dans la vie professionnelle des ouvrières se voulait l’occasion d’un récit autour de la responsabilisation, de la prise de risque, et de l’espoir rendu possible par la solidarité. Dans Travailleuses…, les gestes et les situations filmées existaient hier et se répéteront demain. Il n’y a pas d’événement à raconter sur lequel pourrait se bâtir une construction narrative. Ni faillite, ni manifestation : il s’agit uniquement ici de filmer le travail à la chaîne dans ce même domaine du textile, quand justement rien ne vient troubler la cadence des machines.
Ici pas d’image esthétisante, pas de musique venant interférer avec les sons des lieux, pas de propos autres que ceux des travailleuses, si ce n’est dans un petit texte de conclusion. Les ouvrières se racontent, et racontent leur travail, face caméra. Le film semble constamment privilégier l’épure, quitte à concéder une certaine fadeur dans sa forme. Mais il retire de ce parti-pris une cohérence avec un sujet qui supporte assez mal les divagations formalistes. Le lipdub final d’Entre nos mains est donc très loin, et ce n’est pas un mal.
Le lieu unique
Tourné en France, en Chine, en Roumanie, au Mali et au Burkina Faso (chaque réalisateur filmant les ouvrières de son pays), le film se déroule dans un espace virtuel unique prenant la forme d’une usine gigantesque, baignée de la lueur blafarde des mêmes néons, envahie du bruit sourd des mêmes machines. Nous évoluons au sein de ce lieu reconstitué, à la recherche d’ouvrières réduites au premier regard à des automates, que l’on devine à peine derrière des rangées de machines. Les heures n’existent plus, alors que la lumière du jour ne franchit quasiment jamais les murs de ce qui prend de plus en plus des allures de prison.
On pense à Casse, autre documentaire sorti cette année proposant une errance en quête de rencontres au sein d’un dédale métallique. Mais quand la casse, décor poétisé du film de Nadège Trébal, constitue une rampe de lancement vers des récits d’hommes venus se servir sur des carcasses mécaniques devenues inoffensives, l’usine mondiale reconstituée de Travailleuses…, omnipotente et agressive, laisse des machines bien vivantes envahir l’espace, le découper en structures géométriques, menaçant constamment les corps tandis qu’elles réclament invariablement leurs kilomètres de tissu.
La valeur travail
Malgré cette intrusion permanente de la mécanisation qui rend le dialogue difficile, les cinéastes cherchent le contact des ouvrières. Quand la caméra les découvre au détour d’une allée, elles répondent à des questions simples, la plupart du temps sans interrompre leurs gestes : pourquoi faites-vous ce travail ? Depuis combien de temps ? Comment voyez-vous l’avenir ? De ces discussions autour de leur situation, ressort toujours l’absence de choix, la perte de sens, la nécessité de gagner de l’argent pour vivre. Les réponses prennent la forme de simples constats, accompagnés tantôt d’un rire de détachement, tantôt d’un regard qui se perd dans le vide. Un mot terrible revient à plusieurs reprises : le Destin. Pire que sa pénibilité, c’est l’inéluctabilité de la condition de travailleuse à la chaîne devant laquelle la plupart se résignent. La tâche en elle-même est rarement remise en cause, on rêve plutôt de l’exercer à son compte, non pas sur une chaîne. Car la chaîne sépare : elle éloigne les travailleuses entre elles, coupe les ouvrières du processus de production global, les éloigne même des produits créés, destinés à des marchés lointains. Le film tente à l’inverse de se construire en reliant leurs récits, afin de bâtir un édifice à la mesure de cette usine toute-puissante.
Quelle que soit la région du monde, on retrouve cette déclaration qui revient chez toutes ces femmes à propos de l’indépendance acquise par le travail. Acquis paradoxal si elles n’ont jamais l’occasion d’en profiter, comme souligne l’une d’entre elles, ce qu’on imagine aisément quand une ouvrière chinoise déclare travailler treize heures par jour, six jours par semaine. L’une d’entre elle cherche le mot pour définir ce qu’elle retire du fait d’exercer son travail : « de l’indépendance, mais il n’y a pas que ça. » Elle voulait certainement parler de la Dignité, de celle que l’on obtient par l’indépendance financière. Accepter un travail, même le pire, demeure une question de principe, un geste pour ne pas dépendre de l’autre, de l’homme notamment. Mais au bout du compte, sur le sujet de l’exploitation de l’homme par l’homme, et plus précisément ici de la femme par l’homme, il reste difficile de trancher quand on se demande si l’incontestable dignité de ces femmes ouvrières les perd ou les sauve. La question reste d’ailleurs ouverte, alors que le film s’achève. Et c’est justement dans son approche plus interrogative qu’affirmative que ce bel essai documentaire trouve toute sa profondeur.