Le maître de la série B américaine Don Siegel ne s’est jamais fait remarquer pour ses bons sentiments de gauche hollywoodienne, bien au contraire. Son penchant pour les personnages antisociaux et réfractaires au moralisme facile a pu être assimilé à une idéologie sulfureuse, comme au moment de son plus grand succès public Dirty Harry où il s’agissait d’un policier adepte de la manière forte. Dans son film suivant Charley Varrick, cependant, c’est un criminel assez ordinaire — quoique plus averti que la moyenne — qui se voit amené à endosser ce refus de la société, de ses compromissions et de ses noirs secrets. Cette variation permet de mieux appréhender les ambiguïtés de la pensée qui innerve les personnages de Siegel, dont la défiance tourne ici à une paranoïa digne de certains thrillers de la même période.
Campé par le sympathique Walter Matthau, Charley Varrick ne paie pas de mine comme malfaiteur, avec ses méthodes old school, son côté un peu fleur bleue (sa femme est sa complice, il en garde l’alliance après sa mort), ses cibles de petite envergure et son slogan d’espèce en voie de disparition inscrit sur les tenues de son entreprise d’épandage d’insecticides : « le dernier des indépendants ». Cependant, à mieux connaître le personnage, on comprend vite qu’il s’agit autant d’un caractère obstiné que d’une stratégie, d’une protection lui permettant de garder sa marge de manœuvre et de ne pas être piégé par son mode de vie. Pourtant, avec la même clairvoyance, il réalise que cette prudence ne garantit pas sa sécurité, quand il soupçonne à raison que l’étonnamment gros paquet de billets dont il a délesté — non sans violence — cette petite banque trop paisible du Nouveau-Mexique appartient à la pègre. Surtout, il se rend compte que son seul complice survivant, le jeune Harman (Andy Robinson, qui fut précédemment le tueur fou de Dirty Harry), n’est absolument pas fiable, et que lui, le vieux de la vieille, ne pourra compter que sur ses propres forces pour espérer s’en sortir vivant. Espoir mince, car plus dangereuse que la police, la pègre va évidemment tout mettre en œuvre pour récupérer son argent et liquider tous ceux impliqués dans le vol (y compris dans ses rangs), et ses moyens pour ce faire semblent sans limites.
Face à l’hypocrisie du monde
Les premières images, celles d’une Amérique affichant à la fois la libération de ses mœurs et son insolente façade de confort, nous ont déjà laissé deviner un pessimisme sourd, plus subtil et pertinent que les ruades réactionnaires qu’on a voulu voir chez Siegel : derrière le progrès apparent, ce monde demeure mû par l’éternelle course à la possession que la Constitution justifie par le « droit au bonheur », hypocrisie qui ne peut qu’encourager la corruption souterraine. Et le film, du drame criminel, dérive vite vers le thriller paranoïaque inquiet de cette corruption qu’il dépeint au moindre niveau de la société. Ici tout le monde, du banquier à la photographe-modèle sexy, jusqu’au visage le plus avenant, est susceptible de rendre des comptes à l’Organisation, la société derrière la société, celle qui tire les ficelles, si sûre d’elle-même qu’elle peut envoyer un tueur au faciès de Texan débonnaire et au prénom efféminé (le massif et impeccable Joe Don Baker) pour régler les problèmes.
Or si l’inquiétude exprimée par Siegel évoque celle d’À cause d’un assassinat ou des Trois Jours du Condor, Charley Varrick n’a rien des héros un peu idéalistes joués par Warren Beatty ou Robert Redford. Le faciès de bon grand-père et le jeu nuancé de Matthau (qui, déclara Siegel après coup, ne comprenait rien à ce que le film racontait) lui confèrent une singulière ambiguïté qui ajoute à l’intérêt et à l’amertume de son parcours. Pas né de la dernière pluie, Varrick sait, au moins depuis la mort de sa femme des suites du braquage, qu’il est cerné de toutes parts par la trahison, que ce soit par la tempérament trop vif de Harman ou par les connexions tentaculaires de la pègre. Cela ne le rend pas moins vulnérable pour autant, alors que le film égrène les mailles du filet socio-mafieux qui se referme sur lui. Et peu à peu, on voit le personnage se fermer sur lui-même, croiser ses semblables avec une trompeuse neutralité de ton tandis qu’il échafaude silencieusement son plan de sortie, rendant difficile de savoir s’il est aux abois, s’il s’est résigné à un destin funeste ou s’il bluffe son monde.
Le prix à payer
De fait, au bout d’un suspense redoutable, la seule issue pour Varrick sera d’amener jusqu’à lui ce processus répressif pour mieux le retourner contre lui-même. Il faut pour cela une audace folle, un tour de passe-passe casse-gueule et une course-poursuite impensable (clignant de l’œil au passage à une scène célèbre de La Mort aux trousses), jusqu’à un final dévastateur. Il faut aussi louer la proverbiale efficacité sèche de la mise en scène de Siegel : pour dépeindre avec une égale absence de complaisance la douceur mélancolique, mais non dénuée de rugosité, de son personnage et la brutalité parfois sadique de celui qui le pourchasse (et qui dédaigne les armes à feu, préférant les coups) ; pour faire prendre les instants comiques, les éclats de violence et les scènes d’action les plus énormes avec le plus grand sérieux ; et pour tacler une dernière fois un système trop sûr de soi par ce montage rapide juste avant l’explosion finale, exprimant en un bref instant de désorientation du regard une paranoïa retournée contre ceux qui la suscitent. Fin libératrice ? Certes, mais guère triomphante pour autant, la seule suite que peut lui donner Varrick étant de se retirer du monde (le tas de ferraille et le cadavre qu’il laisse derrière lui, parcouru par la caméra dans le dernier plan), sans fanfare ni apologie, l’amertume toujours pas allégée. Si cette sortie de scène est bien conforme à la tendance antisociale qu’on connaît aux films de Siegel, il faut au moins reconnaître à ce mauvais esprit qu’il en connaît le prix à payer.
À propos de ce prix, il faut enfin dire un mot sur cette immanquable ironie de l’ « indépendance » qui se joue autour de ce film. Voir un cinéaste « indépendant », intégré dans le système hollywoodien mais maître de ses films, décrire avec empathie ces personnages férocement individualistes, dont ce Charley Varrick auto-proclamé « dernier des indépendants », précisément à l’heure où d’autres cinéastes prétendaient à une certaine indépendance au sein de ce qu’on a appelé le « Nouvel Hollywood », laisse rêveur. Quand on connaît a posteriori les parcours de ces derniers — Lucas, Spielberg, Coppola et les autres, on se dit que si Siegel ne s’identifiait sans doute pas complètement à l’indépendance crépusculaire selon Charley Varrick (lui-même était plus confortablement installé), il connaissait sûrement mieux que d’autres la valeur de ce mot.