On est tenté de penser que Paddy Considine, improbable bad guy de service du cinéma britannique, guérit une vieille migraine ici en prenant par la main un personnage de poivrot violent pour lui offrir le salut. L’équation est un peu trop facile, certes, mais le regard sociétal maladroitement binaire de Tyrannosaur propose bel et bien d’inverser la hiérarchie dans ce sens-là : faire tomber les masques de la petite bourgeoisie, réhabiliter la brute épaisse. Pourtant, Joseph n’est pas réellement au milieu du film, mais à une de ses deux extrémités masculines. Au milieu, on trouve plus volontiers Hannah, pieuse femme prisonnière d’un mariage au bord du précipice. Elle est aux abords du point de rupture, à une courte encablure de la métamorphose de son époux aimant en tyran domestique incontrôlable. En terme de dynamique, Tyrannosaur se résume presque à un passage de l’un à l’autre. Considine choisit de dépeindre ce couple non pas au bout de son impasse mais justement au moment où il s’y engage irrémédiablement : on trouvera une très belle scène où le mari semble encore se haïr, se voir sombrer, maigrement apaisé dans sa noyade par le pardon pathétique de sa femme. Joseph incarne, dans les moments les plus inspirés du film, non pas une échappatoire inespérée, mais un pis-aller, une bouffée d’oxygène mêlée à l’haleine de gnôle.
Le discours touchant quoiqu’un peu fataliste de Paddy Considine prend acte de « l’animal intérieur » que l’impasse sociale anglaise réveille chez chacun de ces hommes. En chacun d’eux, ou presque, il est un démon, enfanté par on ne sait quoi – malgré la présence d’un enfant dans le scénario, on ne voit jamais vraiment quand la graine est plantée. La mauvaise herbe pousse, et éclôt, tôt ou tard. Face à cette sauvagerie inhérente au masculin, juste assez pudique dans la mise en scène, il y a différents choix, différents degrés d’abandon de soi : certains se soumettent, dans l’indifférence (le voisin) ou le dégoût de soi (le mari), Joseph lui se verrouille. Est-ce cela, le tyrannosaure ? Prédateur ultime, unique aussi, il est l’espèce en voie d’extinction : vieux briscard en fin de route, qui tient la main aux derniers frères sur le pas de leur mort. Il est un peu le Mammuth anglo-saxon : on ne rapprochera pas les deux films, mais les deux personnages ont en commun leur aura de dernier spécimen.
On trouverait dans Tyrannosaur un élégant tableau social tragique, évitant peu ou prou les sirènes éreintées du white trash à la Meadows grâce à cet intriguant triangle et une réalisation volontiers classique, si un quatrième larron ne venait pas s’inviter à la fête : Dieu. Comme un encombrement, la probable piété de Considine ramène toujours ses personnages sur les sentiers d’un évangile. C’est malheureusement tout le contraire d’une chronique sociale, puisque l’incommodant aléatoire d’un éventuel réalisme est parasité par une vision biblique figeant les individus dans des rôles symboliques : l’âme à sauver, le berger, Sodome, ne sont pas si loin. C’est par exemple avec beaucoup d’insistance que l’acteur-cinéaste nous montre un Joseph excessivement troublé par le dernier boniment que Hannah prodigue à son ami mourant : on ne dompte pas si aisément un tyrannosaure.
C’est la moindre des maladresses, qui laisse Tyrannosaur à l’état de film certes ankylosé d’idées religieuses mal à leur place, mais généralement fort présentable. Malgré son inexpérience, il n’y a pas derrière la caméra qu’un comédien en mal de prestige : la facture du film, pas inoubliable, reste bien personnelle, et pétrie d’humilité. Très peu de monstration, ni de frime, mais une narration justement amenée en plans fixes bien construits. Paddy Considine ne simule pas la virtuosité, et s’installe de cette exacte manière comme une vraie voix de cinéaste en terre britannique : jamais trop près des cases nationales, loin d’être irréprochable non plus, mais dotée d’une indéniable intelligence.