Capable de satire féroce, Billy Wilder ne faillit pas à sa réputation avec Un, deux, trois, réalisé en 1961 après les deux grands succès que furent Certains l’aiment chaud et La Garçonnière. Moins connu, le film n’en est pas moins alerte, audacieux et percutant que les autres. Au sommet de cette fantaisie politiquement incorrecte trône un James Cagney totalement survolté.
S’il a souvent su faire preuve d’une redoutable efficacité dans ses drames et ses comédies, Billy Wilder ne s’est cependant que très rarement contenté de dispenser des recettes éprouvées. Austro-hongrois de naissance, contraint de migrer vers la France puis les États-Unis à cause de la Seconde Guerre mondiale, le réalisateur a très certainement puisé dans ce déracinement une lucidité et une inquiétude qu’il a su transformer en ironie mordante, loin de la complaisance affectée que son évidente érudition aurait pu encourager. Si la noirceur est bien présente dans ses plus grands drames, Billy Wilder a toujours trouvé le parfait équilibre entre un regard corrosif et une indiscutable tendresse permettant à ses personnages de pleinement s’incarner dans toute leur complexe humanité. Les comédies ne font pas exception à la règle puisqu’elles restent pour Wilder une autre manière de se connecter aux enjeux d’un monde qui existe en dehors des studios et ce, en jouant habilement des aprioris qui nourrissent la culture américaine. En 1948, seulement trois ans après la chute du nazisme, dans La Scandaleuse de Berlin, le réalisateur osait catapulter Jean Arthur dans le champ de ruines qu’était alors la capitale allemande pour mieux confronter la condescendance d’une députée bigote et conservatrice à la réalité bien plus complexe de l’après-guerre. Si l’arrière-plan dramatique ne constituait jamais un prétexte, c’est pourtant bien sur le terrain de la comédie spirituelle que s’effectuait la rencontre Arthur/Dietrich. C’est en quelque sorte ce même pari que Wilder renouvelle en 1961, année de la construction du Mur de Berlin, en retournant sur les terres allemandes et en y orchestrant un joyeux jeu de massacre entre les cyniques capitalistes et les pasionarias communistes.
Plus c’est gros, plus cela fonctionne : cette devise fut probablement celle des scénaristes Billy Wilder et I.A.L. Diamond lorsqu’ils décidèrent d’adapter la pièce de Ferenc Molnár, Egy, Kettő, Három. Voici donc l’Américain C.R. MacNamara (James Cagney) chargé de représenter la firme Coca-Cola à Berlin-Ouest et de décrocher de nouveaux marchés en attendant d’être nommé à la tête de la firme européenne située à Londres. Prêt à tout pour y arriver, l’homme ronge son frein dans cette ville qui l’ennuie, à peine soutenu par une épouse à l’humour caustique (délicieuse Arlene Francis). Un tournant se profile le jour où son patron lui demande de prendre en charge pendant quelques semaines sa fille Scarlett, fraîchement débarquée à Berlin. Seulement, la jeune femme un peu légère et bordeline tombe éperdument amoureuse (et accessoirement enceinte) d’Otto, un militant communiste venu de Berlin-Est. Pour notre représentant en boissons gazeuses, commence alors une course contre la montre pour tenter de dissimuler la vérité au grand patron. Se travestir pour tromper les évidences trop apparentes est loin d’être nouveau dans le cinéma de Wilder : les personnages principaux d’Uniformes et jupons courts et Certains l’aiment chaud contournaient systématiquement un obstacle majeur (manque d’argent, chômage) en tentant de se soustraire à une réalité. Dans Un, deux, trois, la justification sociale a laissé place à un arrivisme cynique dépolitisé : si C.R. MacNamara remue ciel et terre pour arracher Scarlett à son amant communiste, ce n’est pas par conviction patriotique alors que la guerre froide bat son plein mais avant tout pour se préserver d’une sanction professionnelle.
Cette absence de conscience politique affirmée du côté des Américains permet au réalisateur de mettre dos à dos deux idéologies que tout oppose ici de manière délicieusement caricaturale. Face au lyrisme engagé mais sans nuance d’Otto s’exprime une conception ridiculement pauvre de l’existence comme d’un nouveau marché à conquérir. Loin de jouer les donneurs de leçon, Billy Wilder laisse exploser une hystérie vidée de son humanité où la gesticulation n’est qu’un paravent occultant les faiblesses de chacun. À ce jeu-là, James Cagney, trente ans après avoir écrasé un pamplemousse sur la figure de sa petite amie dans L’Ennemi public, se risque à répéter la même provocation comme si, de la prohibition aux communistes, l’Amérique se cherchait continuellement de nouveaux ennemis. Mais le plus délicieux et culotté dans Un, deux, trois reste l’arrière-plan, celui d’une Allemagne divisée, déboussolée et mise sous tutelle. Privé d’un travail de mémoire, le pays recèle de girouettes changeant d’opinions politiques au gré du vent, mais aussi d’anciens serviteurs du régime nazi, coincés entre une douteuse nostalgie du IIIe Reich et un automatisme inconscient. Entre l’assistant qui se défend d’avoir collaboré mais qui exécute chaque ordre en claquant des talons ou le journaliste donneur de leçons et rescapé de l’épuration, Billy Wilder ose avec une insolence parfaitement maîtrisée tourner en dérision un héritage historique aussi honteux qu’encombrant. Grâce à une pirouette scénaristique en guise de conclusion, le réalisateur se garde d’ailleurs de distribuer les bons et les mauvais points, donnant à cette excellente mascarade un arrière-goût de malaise.