À l’heure où un certain cinéma français court à la reconquête du grand public en investissant dans le film de genre et une efficacité simili-hollywoodienne — avec des résultats dans l’ensemble peu convaincants, Un monde à nous (produit par un Alain Chabat cherchant à faire bifurquer sa maison de production Chez Wam de sa tendance comique habituelle) tente de résoudre le problème d’appropriation des codes d’un genre préférentiellement anglo-saxon en les conciliant avec la tendance naturaliste et intimiste chère à nos contrées. Ce n’est évidemment pas une première. Depuis Corneau, nos polars se piquent pratiquement tous de naturalisme, même quand ils dénotent l’investissement artistique d’un épisode de Navarro (cherchez Marchal). Et un récent De battre mon cœur s’est arrêté, remake de série B américaine, poussait même assez loin l’infiltration d’un intimisme très français dans une intrigue de film noir, tout en échouant à masquer une certaine artificialité dans cet assemblage. Dans une optique ici similaire, l’élément Frédéric Balekdjian est certainement le plus prometteur. Balekdjian, on s’en souvient, s’est fait connaître en 2005 avec Les Mauvais Joueurs, portrait d’une communauté de magouilleurs du quartier du Sentier à Paris, qui atteignait un fragile mais appréciable équilibre entre chronique communautaire nourrie à Mean Streets — typée, forte en gueule, voisine du polar — et description vivante d’un milieu qui, c’est sans doute la clé de sa réussite, était par ailleurs familier au cinéaste.
Mais dans le contexte plus provincial et moins propice à un tableau social évident, l’exercice de funambule s’avère plus compliqué pour Balekdjian. Le film suit l’arrivée et la vie dans une petite ville d’un père et de son fils qui fuient manifestement une menace ; la mère est décédée, le spectateur se doute déjà que ce n’est pas vraiment d’un accident de voiture. Tandis que le père entraîne son fils comme à la caserne, lui apprenant à rester vif et vigilant, mais surtout discret et sans attaches, le garçon, au contact de ses camarades d’école et de leur vie ordinaire, est pris d’une envie de devenir sédentaire et sociable, et commence à remettre en question la vision du monde d’un paternel décidément plein de zones d’ombres. Un récit d’apprentissage monté sur les ressorts d’un thriller : l’hybridation n’est pas nécessairement vouée à l’échec. Mais encore faudrait-il que le tout coule de source, que ces deux facettes du récit se joignent dans une imbrication intime qui aille de soi, non par quelques timides coutures qui ne font que laisser paraître l’ensemble comme ce qu’il est ici : une tentative assez désincarnée et maladroite de croisement de tendances cinématographiques, un assemblage artificiel et bancal.
« Union mal assortie »
Comme victimes des thématiques énoncées de la distance et de la réclusion/exclusion, enjeux de thriller et portrait d’enfance en quête d’intégration ne correspondent jamais vraiment, si ce n’est pour se lester mutuellement, chacune des deux composantes séparées manquant elle-même de chair. Le versant intimiste est traité selon le tout-venant de l’enfance sur grand et petit écran : jardins secrets, rites de passage, cruauté un rien appuyée dans son intention de relativiser le cliché de l’innocence enfantine. En face, le versant film à suspense sécuritaire trahit le manque d’aisance du cinéaste touchant à des ressorts sur lesquels il n’a pas vraiment prise, soit par trop de prudence (le mystère longtemps entretenu dispense d’aborder franchement ce qui le motive), soit par des résultats poussifs lorsqu’il se risque à des scènes relevant du genre (pour une scène de course-poursuite efficace, on a une fin anodine quand elle voudrait être fracassante). De ces deux perspectives chichement mises en scène, les intrusions de l’une dans l’autre (l’enfant traqué à l’école, les problèmes scolaires dans un foyer de reclus, ou plus grossier : le jeu de shoot d’arcade comme loisir apprécié du père) semblent alors tomber comme des cheveux sur la soupe.
Au centre : Édouard Baer, qui tente de tempérer son image de dandy amuseur dans un rôle sombre et mystérieux de père, veuf, instructeur de caserne et fugitif paranoïaque. Son interprétation, performance constamment fragile, comme s’il comptait ses pas, mais d’abord sauvée par la retenue nécessaire à la préservation du mystère entourant son personnage, finit par s’écraser dans les médiocres dernières minutes, lorsqu’au gré du dénouement et des mises à nu l’heure vient de faire le bilan sur les enjeux et la raison d’être du film, sur l’union mal assortie de la fiction codifiée sous influence et de celle voulant touchant au réalisme du quotidien. La trajectoire de l’interprète et du personnage est aussi celle du film, construction artificielle constamment en quête de justification, tenant le coup tant qu’elle peut, mais trahie par son souffle court. Où on retrouve les difficultés d’un certain cinéma français à faire intimement siens des codes d’efficacité dramatique dans lesquels il persiste pourtant à chercher la clé du succès.