Les dernières scènes d’Un petit boulot (de fait le dernier petit boulot du réalisateur Pascal Chaumeil, mort peu après en avoir bouclé la postproduction en 2015) se livrent à deux lectures a priori distinctes, qui semblent pouvoir s’appliquer au film entier. La première lecture dégage une conclusion logique, en forme de faux happy-end, à la comédie noire qui vient de se dérouler. Soit Jacques, un honnête ouvrier que la fermeture de son usine a incité à s’essayer au dur mais lucratif métier de tueur à gages pour le compte du petit parrain local. Il a tâché de garder la tête propre tandis qu’il se salissait les mains, mais cette conclusion suggère fortement que la corruption de l’âme, par le plaisir malsain pris à cette besogne, a fini par l’emporter, avec l’assentiment passif du spectateur qu’un regard caméra goguenard prend à témoin au passage. La seconde lecture, plus sournoise, éclaire cette fin à la lumière d’une remarque jetée auparavant par le même personnage — également narrateur — en voix off, à propos d’une arme qu’il a utilisée : « Je respecte la valeur de l’outil de travail. » L’épilogue peut alors apparaître comme une récompense à l’égard de cette respectueuse attitude, en somme un vrai happy-end pour celui qui n’a eu de cesse de faire au mieux son travail avec les outils du moment.
Éloge du bon travail
En vérité, les deux lectures vont de pair, et se complètent idéalement. De bout en bout, Jacques se montre un bon travailleur, au sens où, pour toutes sortes de plus ou moins bonnes raisons (se sortir de la dèche, sauver les copains), il se voue sans faillir à accomplir sa mission et où, si sinistre que soit celle-ci, il ne s’en attire que plus de sympathie. Il sait la valeur de ses outils qu’il prend en main sans problème malgré son manque d’entraînement — les conventions du film noir s’avérant ici bien commodes. Il reconnaît illico l’importance d’accessoires adéquats, tels que le silencieux qu’il réclame et auquel il saura trouver un substitut de fortune. Et somme toute, de ses meurtres, la morale (car il y en a bien une, quand bien même le film voudrait se vendre sous l’étiquette de « comédie joyeusement immorale ») retient surtout à quel point le travail a été bien fait, et comme la providence est belle quand elle pare aux petits aléas de l’improvisation. D’ailleurs, toujours selon la morale du film, la moralité de ce travail-là importe peu, puisqu’on s’est — et on nous a — assuré que les victimes de Jacques ne manqueront à personne. Ainsi, la jouissance de tuer chez Jacques est-elle sournoisement doublée d’une satisfaction de justice facile chez le spectateur. Le tour de passe-passe est connu : on en a même fait une série télé, la surestimée Dexter.
Est-ce à dire que le film adopte le parti-pris de l’ouvrier de service — même handicapé par la fadeur de Romain Duris ? Par vraiment : il participe plutôt à l’éloge d’un contrat couronné de succès dans un monde du travail un brin idéalisé, du rapport harmonieux (même dans la roublardise) entre patron et salarié — toujours sous le couvert d’une satire criminelle. Il suffit de voir le petit parrain local joué par Michel Blanc : sérieux et supposément peu scrupuleux dans ses affaires, mais jamais très inquiétant, assez coulant avec ses employés — ainsi embauche-t-il Jacques parce qu’il «[l’]aime bien », sans ironie ou presque. Soit l’interprétation gentiment humoristique d’un patronat à visage humain, d’autant plus lisible sous cet angle qu’elle s’oppose à celle d’une économie déshumanisée, représentée par un personnage de sinistre contrôleur de gestion (campé sans humour par l’humoriste Alex Lutz dans un contre-emploi bien épais) qui fera, on n’en est guère surpris, partie des victimes avec tous les outrages dus à son rang.
Autopromotion
Une telle complaisance dans un discours social flatteur bride fatalement Un petit boulot dans ses caractéristiques annoncées de « comédie noire » — soit les efficacités comique et corrosive, soigneusement mises en branle mais minées par ses arrière-pensées. Mais au fond, cette ornière de l’éloge du travail bien fait n’est-elle pas l’apanage de ces films conçus par des professionnels avant tout pour briller dans leur profession ? Un petit boulot porte tout du long les stigmates « Qualité Française » d’un cinéma post-Audiard un peu trop pépère, complexé de ne pas avoir grand-chose de neuf à proposer (alors que s’il l’assumait, il ferait déjà un grand pas), et donnant le change par quelques ingrédients comiques convenus, des acteurs typés, et une réalisation pas incompétente mais bien impersonnelle. En premier lieu, comme la tradition l’exige : les dialogues, fignolés aux petits oignons par Michel Blanc lui-même qui en réserve la primeur à son propre personnage, et qui finissent par s’imposer comme l’argument principal (et le comédien-scénariste comme le vrai maître d’œuvre du film). Du travail de pro tourné vers son propre savoir-faire, jusqu’à entacher la communication du plaisir au spectateur, et face auquel le sommaire discours social si ostensiblement articulé par le scénario fait figure de pis-aller. Curieux paradoxe pour Blanc qui adapte ici, comme il l’a souvent fait, un auteur anglo-saxon : lui qui dans le dossier de presse loue chez ces auteurs-là un art de rester concret et de livrer ainsi des histoires solides, tire ces histoires vers un cinéma qui dilue le concret dans l’esprit performatif maison.