Vivant dans un petit village côtier, Wakae, une jeune fille de quinze ans, travaille dans un bar comme hôtesse. Sa mère est morte et son père, alcoolique et pauvre, vit avec une nouvelle femme. Alors qu’elle vient de voler une paire de chaussures, elle rencontre Saburo qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps et qui tente de l’aider. Mais les circonstances les sépareront.
Quoi de plus jouissif pour un cinéphile que de découvrir un cinéaste méconnu. Car il faut bien le dire, Kirio Urayama n’est pas un incontournable. Entré en 1954 dans le giron du célèbre studio Nikkatsu en même temps que Shohei Imamura, il n’aura pas la carrière du réalisateur de La Ballade de Narayama, dont il sera d’ailleurs à plusieurs reprises l’assistant. Non pas que ces films soient totalement passés inaperçus : son premier long-métrage, La Ville des coupoles, co-écrit d’ailleurs avec Imamura, encore lui, est tout de même sélectionné en 1962 en compétition à Cannes, et son deuxième, Une jeune fille à la dérive, qui nous occupe ici, obtient la médaille d’or du festival de Moscou 1963. Pourtant, ces succès d’estime ne parviennent pas à le porter en pleine lumière.
D’autant que sa situation se tend progressivement avec la Nikkatsu. Il parvient à réaliser un autre long-métrage avec le studio, La Femme que j’ai abandonnée, en 1968, mais les producteurs le jugent trop peu commercial et refuse de le sortir en salles. Urayama décide alors de quitter le futur berceau des fameux « romans porno » et du sulfureux Masaru Konuma. S’en suit une longue traversée du désert qui s’interrompt en 1975 avec l’adaptation d’un best-seller nippon, La Porte de la jeunesse, et de sa suite deux ans plus tard. Il retrouvera la Nikkatsu en 1983 avec le mélodrame, La Chambre obscure, commande célébrant les 70 ans de la compagnie. La boucle est bouclée. L’enfant prodigue rentre au bercail, juste avant sa mort qui survient en 1985 à l’âge de 55 ans.
Mais qu’en est-il donc d’Une jeune fille à la dérive ? Le thème abordé est un classique de ce que l’on appelle communément la Nouvelle Vague japonaise (Oshima, Suzuki…). Depuis les Sixties, fleurissent ainsi au pays du soleil levant toute une série de films mettant en scène des femmes fortes toujours actives sexuellement (très souvent prostituées) qui subissent plus ou moins volontairement mille et un tourments (avant tout un grand amour contrarié) dans un contexte social tendu (la guerre passée ou en cours, la pauvreté…) pour finalement devenir plus émancipée qu’elle n’était, ou bien mourir dans un dernier bras d’honneur au confortable ennui d’une société se servant de la morale comme paravent à ses plus bas instincts.
Avec sa Wakae, hôtesse de bar alcoolisée, voleuse à l’occasion, incendiaire par vengeance, pensionnaire de maison de redressement, Urayama s’inscrit clairement dans cette tradition. Sauf qu’il ne s’attarde pas sur la dérive charnelle de son héroïne, mais s’attache plutôt à peindre les affres d’un sous-prolétariat réduit à l’indignité pour pouvoir survivre. À part dans les scènes introductives du bordel, superbes, et dans le regard lubrique de quelques personnages secondaires, enfants comme adultes, le parcours n’évoque la luxure qu’à la marge. Ce qui lui importe de filmer, c’est le système éducatif en capilotade, la télévision comme opium du peuple, le travail bel et bien prostitution, ce monde portuaire amer ni tout à fait urbain, ni vraiment rural, où la seule issue est la fuite, à pleine vitesse, au bout d’une voie ferrée.
De temps à autre, par quelques fulgurances, Urayama arrive à retranscrire toute la force dramatique de son propos. L’incendie du poulailler est d’une beauté maléfique. La séquence presque finale dans la gare, renvoi à peine voilé à la Nouvelle Vague française, est impressionnante de maîtrise. Mais globalement le réalisateur confond émotion et pathos. Il y a quelque chose de l’Aubervilliers d’Eli Lotar dans Une jeune fille à la dérive. La poésie de Prévert en moins. La peinture de la misère est d’un tel glauque que le spectateur a tendance à se détacher de ses personnages enfermés dans la seule complainte. Pas de rires. Pas de respiration. Juste une succession d’événements ballottant une jeune femme en tout sens sans jamais véritablement la faire vivre devant nos yeux.
Urayama n’est pas resté anonyme sans raison. Dans un registre proche, Une jeune fille à la dérive est bien en dessous de La Femme de Seisaku de Masumura. Sa redécouverte n’en est pas moins passionnante pour comprendre ce cinéma japonais mêlant comme aucun autre les tourments du désir à la critique sociale. Elle permet également de découvrir une actrice étrange, Masako Izumi, magnifique Wakae, avec ses sourcils froncés, son front buté, antipathique au possible, et pourtant fascinante. Dans les derniers plans, alors qu’elle éconduit Saburo pour tenter sa chance à la ville, alors qu’elle se veut libre jusqu’à exclure de sa vie celui qui l’aime, son visage exprime combien le futur de ce couple est certes incertain, mais qu’au moins, pour la première fois, cette jeune fille à la dérive se rêve un avenir.