Le cinéaste hante les lieux qui ont vu naître ses nombreuses amours, d’une France post-soixante-huitarde au début des années 1990. Mêlant les photos du passé et des images tournées au présent dans les lieux chers à son souvenir, François Caillat s’efforce de tracer de sa jeunesse amoureuse une cartographie de Paris et des sentiments.
Ma jeunesse amoureuse
À la fin des années 1970, deux amoureux de dix-sept ans arpentent Paris, de Passy à Bir Hakeim, des nuits durant. L’un vit chez ses parents, l’autre chez une logeuse qui ne tolère pas les visites. Près de quinze ans plus tard, le même homme aime passionnément deux femmes à la fois et a renoncé à sa carrière de professeur de philosophie, pour devenir, selon ses termes, un amoureux professionnel. Entre ces deux dates, François Caillat évoque, dans un récit à la première personne, la longue série des amours qui ont fait sa jeunesse. Entre ces deux histoires, ce n’est pas seulement sa jeunesse qui a passé, mais c’est aussi l’évolution de la société face à l’amour qui s’est totalement bouleversée.
Pourtant, Une jeunesse amoureuse n’est pas, comme le film prête par moment à le croire, une histoire de l’évolution des mœurs et de la libération sexuelle. La voix-off semble, au début, hésiter entre ce projet, et celui, plus intime, plus présomptueux, aussi, de se raconter de façon très personnelle. Si les récits sont intimes et circonstanciés, ils ne sont pas pour autant impudiques. À l’évocation de femmes de chair et d’os répondent des photos aux cadrages rapprochés, des bouts de films amateur, de vieilles lettres d’amour ou encore des nus féminins empruntés à la statuaire et la peinture de squares ou de musées. Plus que l’image, c’est la voix du cinéaste qui donne corps à la mémoire. Lui qui fut un collectionneur, présente son film comme une collection de femmes, d’histoires et de souvenirs. Parmi les rares archives qui incarnent ce passé amoureux, des extraits de son premier court-métrage de fiction, Lamparos, qui évoque « un homme, deux femmes, la mémoire, les lieux ».
Carte du tendre
Étonnamment, cette description de la toute première fiction du cinéaste pourrait aussi bien servir de synopsis à ce tout dernier documentaire. Dans Une jeunesse amoureuse, l’évocation des femmes aimées se double d’un portrait de la ville de Paris, des différents lieux que le cinéaste a habités, des portes et des fenêtres qui peuplent son souvenir. Ainsi se constitue une cartographie des lieux de Paris, depuis quartiers chics du dix-septième et seizième arrondissement, jusqu’aux coins plus populaires de Gambetta et du onzième ou plus branché du Marais. La cartographie des lieux se transforme aussi en topographie amoureuse, en Carte du Tendre qui recense et ordonne toute l’amplitude du sentiment amoureux : la tendresse adolescente, la connivence intellectuelle du couple installé, la simplicité de l’amour primitif, la jalousie, le désir, la passion fulgurante. Comme toute carte, celle-ci n’est qu’une codification de la chose représentée, pointant par-là l’absence de la chose elle-même.
Car en auscultant ses souvenirs, François Caillat questionne effectivement la question de l’absence et du manque, lui que Thierry Garrel qualifie de « chasseur de fantômes ». Dans Bienvenue à Bataville (2007), le spectre de l’industriel de la chaussure prenait lui-même la parole pour raconter la construction de son empire paternaliste, et c’est un personnage de disparue, ou plutôt ce qu’une absente peut susciter de fantasmes, de récits et de projection, qui intéressait le cinéaste dans L’Affaire Valérie (2004). L’absence du passé, de l’intensité des sentiments de la jeunesse et des femmes, parties sur d’autres continents, ou perdues à jamais, voilà ce qu’interroge François Caillat en filmant dans les lieux du présent la trace du souvenir. Les lycéens devant la porte du Lycée Carnot, les jeunes familles du square Montsouris ou les amoureux du Luxembourg n’intéressent le cinéaste que par l’évocation d’une réalité passée similaire. Le risque réside alors dans le fait que le spectateur, à l’instar de la caméra, n’en reste qu’aux façades, et ne passe pas la porte de cette histoire, qui hésite entre se montrer universelle, et s’assumer comme strictement et irrémédiablement intime.