Un peu à l’image de son titre, Une vie entre deux océans (The Light Between Oceans) oscille entre deux ambiances : l’isolement insulaire des âmes recluses, auxquelles un grondement omniprésent signale la présence de la mer comme gardien de captivité, et le bruissement des interactions sociales en milieu plus peuplé. Un plan, à un moment précis, signifie le basculement sans retour de la première à la seconde : un travelling arrière laissant l’île s’éloigner vers l’horizon. On devine que ce travelling aimerait émouvoir, marquer comme un signe d’adieu à un milieu dont on a appris à s’imprégner, où l’on a assisté à des moments d’un bonheur volé qu’on sait désormais révolu. Pourtant, l’émotion peine alors à poindre, figée dans le procédé. Il y a quelque chose de trop mécanique dans ce mouvement d’appareil par hélicoptère, trop raide, trop rapide, filant trop droit dans l’axe (choquant alors que le mouvement de la caméra est censé suivre celui d’un bateau voguant sur l’eau). Le plan ne dure pas plus de trois secondes, pourtant il ressort comme un signe criant de ce qui handicape d’une manière générale le nouveau long-métrage de Derek Cianfrance (Blue Valentine, The Place Beyond the Pines), surtout dans cette dernière partie : une marche plus académique qu’élégante, se laissant tracter par son intrigue quelque peu alambiquée et par les conventions tacites du mélodrame qui pèsent sur les attitudes des personnages et les possibilités d’émotion sincère dans les scènes.
Difficultés du romanesque
Soit, au sortir de la Première Guerre mondiale, un survivant traumatisé par les combats et en quête de solitude, au point de quérir et d’obtenir un poste de gardien de phare sur une petite île désolée au large de l’Australie. La solitude n’étant pas le propre de l’être humain, une jeune femme de la ville portuaire entreprend notre homme, le séduit, l’épouse et part vivre avec lui sur l’île, ce qui n’est pas de tout repos entre le devoir du gardien (qui l’accomplit très rigoureusement) et un désir d’enfant bien contrarié. Le vœu sera pourtant exaucé, non par les voies de la nature mais par la mer qui amène sur leur rivage un nourrisson qu’ils font passer pour leur fils biologique. Ils profitent de ce bonheur un peu usurpé, mais l’enfant a bien une génitrice, à la ville, ce qui va entraîner le remords du mari (lequel a validé cet écart de conduite sur l’insistance de sa fragile épouse) et bientôt des suites judiciaires qui les ramèneront au port. Et le gardien dévoué d’endosser la faute pour les deux, laissant sa femme esseulée et quelque peu aigrie, et une mère tentant de jouer son rôle avec le fruit de ses entrailles qui ne la reconnaît pas. Cianfrance essaie d’embrasser toute la densité de cette intrigue romanesque, y compris la sous-intrigue édifiante sur le père défunt du nourrisson (un Allemand ostracisé), mais ne réussit qu’à éparpiller son récit, diluant la délicatesse qu’on lui connaît (et dont il fait preuve dans toute la partie insulaire) dans un souci académique de faire correctement le travail qui l’empêche d’insuffler une vraie âme à ce qu’il filme, s’appuyant trop sur le présupposé tragique des situations et sur les qualités d’interprétation par les acteurs.
Par devoir
Sur les personnages, justement, c’est comme le cinéaste n’avait pris le temps de s’intéresser qu’à un seul d’entre eux, la figure masculine du gardien joué par Michael Fassbender — lequel, lui aussi, accomplit correctement son devoir bien qu’on l’ait vu plus bluffant ailleurs. De bout en bout, c’est son mystère à lui qui porte le récit, les souffrances jamais confessées de la guerre qu’il endure dans le devoir accompli, devoir de veiller sur l’océan, de rendre sa femme heureuse, de se faire martyr pour elle — par amour, ou par attachement buté au rôle qu’il s’est donné ? Le film reste flou sur ce point, comme si les deux réponses se valaient, ce qui rend le mystère un peu artificiel, mais encore préférable à la ligne schématique et un brin misogyne avec laquelle sont dessinées, autour de cet homme, les figures féminines — soit l’épouse fragile, soumise à ses humeurs et poussant à la faute (Alicia Vikander, qui fait ce qu’elle peut avec cet archétype qu’on lui a confié), et la mère déboussolée et possessive (Rachel Weisz, pas convaincante), rôle qui ne s’avère guère plus qu’un prétexte pour figurer la culpabilité de l’homme. On a connu Cianfrance plus subtil avec les traits plaisants comme moins plaisants de ses personnages de mélodrame. Sans doute faut-il y voir un des effets néfastes du poids mal supporté du devoir de mener à bien un récit romanesque aussi dense et demandant une attention aussi diverse.