S’il est un nom de lieu qui, pour les Australiens, synthétise le traumatisme de la Première Guerre mondiale (à l’instar de Verdun pour les Français), c’est bien Gallipoli. D’avril 1915 à janvier 1916, cette péninsule turque fut le théâtre de la meurtrière campagne des Dardanelles opposant les forces britanno-françaises (dont le corps d’armée australien et néo-zélandais, l’ANZAC) à celle de l’Empire ottoman. Bilan : plus de 200 000 morts dans chacun des deux camps, un revers pour les Alliés, mais des identités nationales renforcées pour les deux dominions britanniques.
En faisant de ce traumatisme le contexte de son premier long métrage de réalisateur, l’acteur Russell Crowe (néo-zélandais de naissance, australien d’adoption et hollywoodien de carrière) sait qu’il avance en terrain connu. La période a déjà inspiré plusieurs films et téléfilms, surtout à partir des années 1980 à la faveur de la montée de cinéastes qu’on a qualifiés de « nouvelle vague australienne », parmi lesquels un certain Peter Weir qui a acquis sa renommée internationale avec un film intitulé, précisément, Gallipoli. Celui-ci ne reconstituait que partiellement les combats, s’intéressant bien plus à ses prémices, dépeignant une contrée insulaire se voyant jeune et conquérante, attachée à ses légendes et ses archétypes, appelée à se désenchanter au contact d’un monde en ébullition face auquel elle devra s’affirmer dans la douleur. Étonnamment, le film de Crowe semble vouloir se faire le vis-à-vis de celui de Weir, ne serait-ce qu’en se projetant dans les suites de la bataille : quatre ans après les faits, un paisible fermier australien (joué par Crowe lui-même) se rend en Turquie pour retrouver ses trois fils, partis ensemble au front et jamais revenus. Mais aussi parce qu’avant cela, il s’ouvre sur la seule scène de représentation en récit direct de la bataille (qui par la suite ne fera plus l’objet que de flash-backs), à ceci près qu’elle n’en est pas vraiment une puisqu’elle montre la retraite des forces alliées, qui plus est filmée du point de vue ennemi : les Ottomans investissent les tranchées adverses qu’elles trouvent vides, et crient victoire (à l’exception d’un ou deux moins exaltés, qu’on reverra dans le film) à l’issue de combats qui nous ont été escamotés comme s’il s’était agi d’un simulacre.
Petits pas et gros sabots
Cette façon de mettre immédiatement — bien que provisoirement — à distance le carnage qui a eu lieu et de refuser de montrer les Ottomans en bourreaux des Alliés illustre d’emblée le programme hybride dont le film se charge, et dont la partie la plus sympathique est bien cette main tendue à l’Autre. Le passage du héros à Istanbul, sur Gallipoli puis dans les terres offre l’occasion d’un regard d’Occidental sur l’Orient en ébullition d’après-guerre, restes d’un empire émietté par les vainqueurs, entre ingérence des Européens et sursaut d’une nation, archaïsme et moderne, et où les kémalistes partisans de la future République attendent en embuscade. Cela reste un regard à peine moins superficiel que celui d’un touriste, même dans sa volonté de brasser large. Mais cela touche par la mise en avant sincère de seconds rôles turcs bien trempés (on remarque notamment le comédien Yılmaz Erdoğan, précédemment vu en commissaire dans Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan), quelques scènes modestes mais bienvenues de prise en défaut des préjugés, un usage pour une fois idoine de la langue étrangère. Et même si cela doit passer par des balises simplistes et des sympathies parfois sélectives (ainsi les Grecs, ennemis historiques des Turcs, n’auront-ils d’autre représentation que celle de tueurs infréquentables…), ces efforts de s’écarter de l’occidentalo-centrisme prédominant dans d’autres productions s’intéressant à l’Orient restent louables.
Il est évident qu’on aimerait pouvoir apprécier La Promesse d’une vie sur la seule base de ses intentions humanistes. On regrette que de l’autre côté (l’autre partie du programme hybride), le peu de finesse du réalisateur débutant mais formé à des écoles majoritairement académiques (celles d’autres réalisateurs l’ayant dirigé comme comédiens) se vautre dans l’illustration pataude de son scénario, de son postulat mélodramatique d’un père à la recherche de ses enfants envers et contre tout. Le film bute en particulier sur un détail scénaristique des plus périlleux : notre fermier a des talents de sourcier, ce qui est très pratique pour dénicher de l’eau dans l’outback australien, mais aussi pour prétendre à une forme de sixième sens afin de reconstituer mieux que tout le monde les traces de ses garçons, morts ou vivants. S’embarrassant déjà peu de subtilité quand il s’agit de se jeter dans le pathos ou de se laisser aller à la mièvrerie (ce qui n’est pas le plus gênant), Crowe rate complètement ce flirt programmé avec les limites du rationnel. Ce qui embarrasse avec les visions fragmentaires qui assaillent le héros sur le sort de ses fils (visions situées, forcément, sur le champ de bataille de Gallipoli), c’est qu’elles apparaissent moins comme des visions formées dans son esprit que comme des flash-backs déguisés de la part du film omniscient. Béquilles de scénario (sans elles, l’histoire n’avance pas), elles somment le spectateur de les admettre comme une reconstitution fidèle de ce qui s’est réellement passé — et le réalisateur se montre incapable (ou peu désireux) de laisser ouverte l’hypothèse qu’il puisse en être autrement, ou quelque chose de plus. C’est devant ces scènes d’un mysticisme privé de mystère, d’ambiguïté et d’ouverture à l’interprétation que l’on regrette le plus l’absence d’un Peter Weir.