La première scène s’ouvre sur la vie grouillante des vieilles halles parisiennes, à l’heure où les marchands et les clients s’activent pour faire tourner le ventre de Paris. C’est dans ce contexte un peu chaloupé qu’émerge le délicat visage de l’angélique Catherine (Danièle Delorme), une jeune femme de vingt ans qui arpente d’un pas décidé les allées pour une destination qui nous est inconnue. C’est donc avec intérêt qu’on la voit pénétrer un prestigieux restaurant du quartier, demandant à parler au patron André Chatelin (Jean Gabin), un homme rigoureux et droit qui vit dans une certaine solitude depuis un lointain divorce. Entre eux, on le devine rapidement, il se passera quelque chose : mais de paternaliste – elle prétend être la fille de la première femme d’André, décédée récemment –, la relation va vite se transformer en liaison amoureuse au détriment de Gérard (Gérard Blain), le jeune étudiant que le restaurateur a pris sous son aile et qui n’est pas insensible au charme de la jeune femme. C’est que, et on le comprend rapidement également, les intentions de Catherine ne sont pas si claires que ne le croient ses deux prétendants masculins : machiavélique et cynique, elle va employer son intelligence à tirer profit de toutes les opportunités qui s’offrent à elle. Dans quel but ? L’argument avancé est celui de la revanche sociale : autrefois dépendante d’une mère qui ne lui a apporté qu’insécurité et instabilité financière, Catherine entendrait se refaire sur le dos d’hommes crédules qu’elle estime en partie responsables de sa situation. Mais comme souvent chez Duvivier, les enjeux ne sont pas aussi binaires qu’il y paraît : derrière cette peinture au vitriol de la gente féminine qui pourrait donner de la matière à toute lecture féministe, Voici le temps des assassins donne surtout à voir une humanité égoïste, suspicieuse et dépourvue d’empathie.
Derrière les apparences
Dix ans après Panique, le film qui signait le retour de Julien Duvivier sur le sol français après quelques années d’exil pour cause de Seconde Guerre mondiale, et une série de comédies à succès avec Fernandel, le réalisateur retrouve donc la noirceur si caractéristique de son cinéma. Basé sur un scénario original, le projet s’est avant tout monté sur le nom de Jean Gabin avec qui le réalisateur souhaitait de nouveau collaborer. Misant sur le capital sympathie dont l’acteur au charme viril et vieillissant bénéficiait encore auprès du public, les auteurs sont allés chercher du côté de Gueule d’amour de Jean Grémillon (1937) ou de La Vérité sur Bébé Donge d’Henri Decoin (1952) pour malmener son image robuste, faisant de lui le dindon de la farce d’une aventure amoureuse dont on n’aura pas tardé à comprendre à quel point elle est factice. C’est d’ailleurs l’artifice érigé ici comme règle d’écriture qui fait du projet une telle réussite : Catherine, que la caméra suit dans ses moindres gestes, allant même jusqu’à saisir dans ses expressions de visage la manière dont elle échafaude ses plans ou improvise face aux réactions de ses interlocuteurs, est un moteur à fiction à elle seule. Insaisissable, comme si son image privée était irréconciliable avec le personnage qu’elle s’est construit, la jeune femme devient l’architecte du film en réorganisant les rapports entre les personnages et en initiant les grandes décisions, créant de fait une troublante mise en abyme. Sa silhouette frêle paraît paradoxalement invulnérable : prise dans le tourbillon de la vie d’André Chatelin, Catherine ne s’interroge jamais sur sa légitimité puisqu’elle s’est posée en démiurge du monde qui l’entoure. Elle avance tête baissée pour parvenir à ses fins, ignorant la défiance dont elle fait l’objet de la part des vieilles femmes alertes qui occupent le quotidien de son compagnon crédule.
L’esprit vengeur
Pourtant, on devine rapidement que la machinerie orchestrée par Catherine va se gripper : trop passionnée, trop rancunière, elle finit par étouffer le film à tout vouloir régir. Mais loin de vouloir lui opposer un retour de bâton humiliant, Julien Duvivier scrute la manière dont chacun réagit face à la découverte du pot-aux-roses. De prédatrice, Catherine devient alors la victime d’un petit cercle régi par des rapports de pouvoir et de domination. Loin d’être borné au rôle du naïf trop bon, André Chatelin porte également en lui son lot d’ambiguïtés qui trouveront leurs apogée lors d’un final d’une cruauté rare. Lorsque que Catherine se présente à lui la première fois et qu’elle lui annonce un âge, il est évident que le restaurateur pourrait être son père biologique et avoir tout ignoré de son existence. Mais se pose-t-il la question ? Tout au plus se contentera-t-il d’une réponse évasive pour s’autoriser à tomber amoureux de la jeune femme, écartant au passage Gérard, son fils spirituel. Dans ce drôle de complexe d’Électre où le père épouse sans sourciller sa fille symbolique au nez et à la barbe de la mère et du prétendant, Catherine devient donc le jouet de ses aînés, incapable de maîtriser les règles du jeu qu’elle a tenté de mettre en place. L’un des plans les plus sidérants reste celui où la caméra, braquée sur le visage de la jeune femme, capte sa palette d’expressions après qu’elle a commis son crime. Passant de l’extase aux larmes, le visage habité de Danièle Delorme laisse entrevoir l’abîme dans lequel son personnage a pris le risque de se noyer.