Les esprits chagrins vont encore râler : Whatever Works, c’est du Woody Allen pur jus qui ne ressemble à rien d’autre qu’à du Woody Allen, avec pour personnages un intello juif new-yorkais déprimé et hypocondriaque, une jeune fille blonde et (pas si) idiote qui tombe amoureuse de ce type qui pourrait être son grand-père et tout un tas de situations cocasses et de seconds rôles farfelus qui sont autant de prétextes à des dialogues savoureux. Whatever Works n’est rien de plus qu’une grosse farce pleine d’esprit comme seul Woody sait les faire et visiblement, le cinéaste ne tient pas particulièrement à en changer la recette.
Et c’est tant mieux, pourrait-on dire : après sa sombre trilogie londonienne (même Scoop, le plus léger des trois, ne se départissait pas d’un humour noir et quelque peu pessimiste) et son marivaudage espagnol, Woody Allen s’offre des vacances au pays avant de repartir tourner ses prochains projets à Londres et à Paris. Et dès les premières minutes, c’est comme s’il n’était jamais parti : une rue de Brooklyn, une bande de gars en train de disserter sur le sens de la vie et un héros-clone de Woody. Trop vieux pour jouer les amants, Allen cède depuis plusieurs années sa place à d’autres comédiens qui tentent péniblement de singer ses mimiques : de Kenneth Branagh dans Celebrity à Will Ferrell dans Melinda & Melinda en passant par Jason Biggs dans Anything Else, les résultats ont été peu concluants. Bonne nouvelle : Whatever Works offre pour la première fois une alternative viable en la personne de Larry David, comédien-scénariste inconnu chez nous mais grosse star de la télé américaine grâce à sa série Curb Your Enthusiasm, diffusée sur HBO (il est aussi le co-créateur de la série Seinfeld). Lui-même originaire de Brooklyn, David partage avec Woody Allen le même goût pour l’auto-flagellation à coups de formules bien senties et l’on sent qu’il est ici comme un poisson dans l’eau : comme un examen de passage, son quasi-monologue face caméra dans la scène d’ouverture l’impose d’emblée comme le digne successeur du cinéaste.
Le pitch du film, totalement improbable, est surtout l’occasion pour Allen de s’amuser à faire cohabiter des personnages radicalement opposés et à dynamiter les codes sociaux, politiques et sexuels qui caractérisent tant la société américaine. Soit Boris (David), un génie cynique et suicidaire menant seul une existence de bohème, qui se voit plus ou moins contraint d’héberger Melody (Evan Rachel Wood, à croquer), une ravissante cruche gaie comme un pinson. D’abord agacé, Boris s’émeut de la délicieuse simplicité de la jeune femme, qui ne tarde pas à jeter son dévolu sur le vieux briscard. Une fois mariés, les deux tourtereaux voient débarquer Marietta (Patricia Clarkson), la mère de Melody, une poule sudiste bigote qui se met en tête de délivrer sa fille des griffes de Boris.
Il souffle sur Whatever Works un vent joyeusement libertaire qui permet au cinéaste de mêler beaux et moches, riches et pauvres, jeunes et vieux dans le même tourbillon rigolard : sans en révéler les ressorts, le scénario fait prendre des virages à 180° au destin de ses personnages, dans la bonne humeur. L’artificialité des décors, des dialogues et des situations est totalement assumée par Allen, qui prend visiblement beaucoup de plaisir à s’engager sur le terrain de la farce. En ce sens, Whatever Works rejoint la théâtralité assumée de Maudite Aphrodite (et son chœur antique) et de Tout le monde dit I Love You (la comédie musicale) : régulièrement, Boris s’adresse au spectateur pour commenter l’action, brisant allègrement le « quatrième mur » et invitant le public à rentrer dans la danse. Au passage et l’air de rien, comme à son habitude, Woody Allen glisse deux ou trois boutades bien senties sur l’Amérique conservatrice et ses leaders républicains et prône une réconciliation des esprits par le langage des corps : peu importe la différence d’âge, à deux ou à trois, hétéros ou homos, un seul mot d’ordre… « Tant que ça marche !» (« Whatever works !»). La fièvre érotique de Vicky Cristina Barcelona n’est pas retombée ; elle s’est juste faite plus politique. Woody signe son premier film de l’ère Obama, et il est délicieusement optimiste et franchement hilarant : pas mal, pour un cinéaste de 74 ans.