Après le biopic caricatural d’Oliver Stone, qui s’intéressait surtout à la personnalité du dieu Jim Morrison, Tom DiCillo présente le premier film documentaire sur les Doors, forme qui sied mieux à la musique. Le cinéaste rend véritablement hommage aux compositions du groupe et apporte un lot d’informations pertinentes. Si l’œuvre permet de décrire un Jim Morrison humain, loin de tous les fantasmes qu’il peut engendrer, elle souffre pourtant de l’un des maux du documentaire : une voix off toute-puissante qui nous dirige avec insistance. Dommage, car le réalisateur était proche du sans-faute.
Le roi lézard montant sur scène et envoûtant son public lors d’une grande messe païenne, rythmée par la musique psychédélique à tendance rhythm’n’blues et jazz de Ray Manzarek, Robby Krieger et John Densmore. Les Doors, c’est cela. C’est aussi le groupe phare d’une génération, celle des années 1960, qui doit trouver sa place entre le puritanisme mortifère de ses aînés et le mouvement hippie libertaire ; celle qui a connu la guerre du Vietnam et la lutte pour les droits civiques. Les Doors, c’est enfin une bande d’artistes qui a trop souvent été réduite à son leader naturel : Jim Morrison. Un dieu du rock nourrit de poésie et de drogues, dont les frasques souvent romancées ont contribué à forger sa légende. Difficile de transposer tous ces éléments à l’écran. Oliver Stone, qui écoutait la musique du groupe sur le front vietnamien, est le premier réalisateur à s’être risqué à filmer leur histoire. Son biopic, sorti en 1991, fut assez mal accueilli en raison d’une accumulation d’erreurs factuelles et d’une description caricaturale du roi lézard, simplement réduit à ses excès – le côté putassier du réalisateur. L’Américain s’est surtout borné à réaliser une œuvre sur Morrison, ses camarades étant relégués au second, voire au troisième plan. Malgré ces défauts, le film retranscrit un peu de la ferveur suscitée par le chanteur : comme un fan transi et obnubilé par son idole, Stone filme en réalité ses ressentis et son addiction à une personnalité au charisme diabolique. Un sentiment qui relève de la fascination morbide qu’entretiennent de nombreux fans du poète.
De la fiction au travail documentaire
When You’re Strange, qui part d’une démarche différente, est né d’une belle proposition faite à Tom DiCillo par les producteurs du film : lui donner accès à cinq années d’images inédites, filmées à l’apogée du groupe. Un véritable rêve de fan, bénéficiant de l’accord des trois membres restants. Le cinéaste, qui à la lourde tâche d’arriver après le biopic de Stone, fait preuve d’une approche plus pertinente, liée évidemment à la forme utilisée : le cinéaste réalise le premier film documentaire sur le groupe, un genre qui sied mieux à la représentation des stars du rock, loin de tout le barnum karaoké d’œuvres fadasses comme Walk the Line (le grand Johnny Cash s’est, paraît-il, retourné plusieurs fois dans sa tombe). Si quelques fictions ont cerné talentueusement la personnalité de musiciens (Bird d’Eastwood), elles cherchent trop souvent à être scolairement « un film sur », et non « un film s’inspirant de ». Last Days de Gus Van Sant est l’une des rares réussites fictionnelles : il s’agit d’un essai donnant une version totalement subjective des derniers jours de Kurt Cobain et non un métrage documenté sur le décès de l’ange blond (il en est de même pour Amadeus de Forman). C’est l’approche la plus pertinente que permet la fiction.
Les images du réel permettent de mettre beaucoup mieux en exergue la musique en protégeant nos oreilles de la cacophonie des reprises mal interprétées par des acteurs qui ne sont en aucun cas des chanteurs. C’est l’un des points forts de When You’re Strange, dont le montage musical joue talentueusement avec les morceaux des Doors : le cinéaste décrit, à la façon d’un érudit, le style et les influences du groupe, en analysant précieusement le rôle essentiel endossé par chacun de ses membres. Surtout, DiCillo fait preuve de pudeur dans sa mise en scène : bien qu’emporté par sa passion, il choisit de nous montrer les images d’un Jim Morrison aux traits humains, loin de toute l’imagerie glamour et fantasmée habituelle. Il est représenté comme un individu fragile, timide à ses débuts, se laissant progressivement emporter par l’engouement phénoménal suscité par sa personnalité et ses chansons. Le dieu du rock filmé par Stone redescend sur terre. L’auteur s’intéresse aussi aux autres membres du quatuor, ce qui est assez rare pour être remarqué. Il leur rend justice en soulignant le rôle prépondérant qu’ils ont joué dans la réussite du groupe, malgré leurs difficultés à gérer la personnalité de leur chanteur : les concerts ressemblent à de véritables rites vaudous, où la musique de Krieger, Manzarek et Densmore maintient en vie un roi lézard proche de la rupture. Le film est riche en informations sur leur relation. DiCillo décrit enfin la place des quatre individus dans l’Amérique des années 1960 et 1970, déchirée par la guerre du Vietnam et la lutte pour les droits civiques. Les Doors, qui naissent dans ce contexte trouble, apportent une bouffée d’oxygène subversive à une jeune génération qui doit faire face au puritanisme exacerbé de ses parents.
Un cinéaste du côté de la vie
Ce qui est surtout plaisant dans When You’re Strange, c’est la volonté de DiCillo de se placer du côté de la vie : il se refuse à toute tentation de représentation morbide du sujet filmé. Le cinéaste a choisi de créer un monde parallèle, véritable ligne directrice du documentaire, en utilisant les images du seul film tourné par Morrison : HWY – An American Pastoral, une sorte de road-movie métaphysique filmé en 1970, où l’on voit l’idole errer sur les routes de Californie. DiCillo réalise un montage de ces bandes avec un son qui provient du « monde terrestre ». L’artiste, conduisant à vive allure, entend un flash info qui lui apprend sa mort. Il s’ensuit une quête existentielle où il observe son histoire – le documentaire lui-même – avec un sourire en coin et en continuant à profiter de son univers fait de désert, de musique et de poésie. Point d’images du décès du roi lézard, ni du Père Lachaise. Le Mr. Mojo Risin’ (l’anagramme de Morrison) de L.A. Woman et sa musique sont encore en vie, contrairement au pantin que Stone agitait dans son œuvre, qui use de plans pompeux prenant un plaisir mortifère à filmer la tombe d’un chanteur réduit à un simple bout de pierre et à un trou.
La voix-off toute puissante
Malgré ses grandes qualités, notamment sa pudeur, When You’re Strange n’est pas exempt de défauts. Le principal : la voix off omniprésente de Johnny Depp. L’acteur n’y est pour rien ; il semble vivre pleinement l’histoire qu’il raconte. DiCillo a fait une véritable faute de goût en voulant constamment nous tenir la main. C’est l’un des grands maux du documentaire, qui peut, avec ce type de dispositif, relever davantage du reportage télévisé que de l’œuvre filmique. Dommage, car le cinéaste fait preuve d’un point de vue original sur l’histoire des Doors. C’est d’ailleurs ce qui nous permet d’accepter tant bien que mal cette voix, qui peut gêner beaucoup. Il était évidemment nécessaire de trouver un procédé permettant de donner une cohérence aux images montées, qui ne font jamais appel à des interviews au présent de Krieger, Densmore et Manzarek. C’est bien sûr un argument commercial : « Depp raconte les Doors », tout un programme… Cela peut attirer un public non adepte des morceaux planants du groupe. Mais pourquoi lui avoir donné tant d’importance ? Un manque d’assurance dans la mise en scène peut-être. Malgré ce point très négatif, la magie opère, en raison du formidable charisme de Morrison, dont chaque image transmet une fascination difficilement exprimable par les mots. Le réalisateur se laisse ainsi vampiriser par la star, ce qui l’amène à se détourner progressivement et involontairement du reste de la bande. Peut-on lui en vouloir ? Pas vraiment, tant il est quasiment impossible de considérer les quatre individus à un même niveau. Si pour les Stones où les Beatles, accumulation de personnalités passionnantes, chacun peut trouver sa place dans un documentaire – un peu moins pour les Stones –, pour les Doors cela semble difficile : ils resteront à jamais le groupe du roi lézard, dont la vitalité et le génie sont magnifiés par le montage passionné de Tom DiCillo.