D’un côté, il y a Maïdan de Sergei Loznitsa : un film contemporain des événements ukrainiens qui se sont déroulés au cours de l’hiver 2013 – 2014 sur la Place de l’Indépendance à Kiev, Maïdan Nézalejnosti, appelée « le Maïdan », contemporain tant du point de vue du tournage, de sa présentation au Festival de Cannes en 2014, et de sa distribution.
De l’autre, Winter on Fire : Ukraine’s Fight for Freedom d’Evgeny Afineevsky sur les mêmes événements, mais traités rétrospectivement : un film mêlant tournages contemporains, footage (actualités télévisuelles,…), récits de participants, interviews a posteriori mais aussi cartographie didactique, présenté hors compétition dans la série « Fuori Concorso » de la Mostra de Venise en 2015, et sorti sur Netflix.
L’ironie du sort et de la sélection festivalière veut que le film qui vient après Maïdan, et qui ne peut que souffrir de la comparaison, a été présenté à Venise aux côtés du nouveau film de Loznitsa, The Event. Si au hic et nunc de Loznitsa répond l’après-coup d’Afineevsky, ce regard rétrospectif est à double titre valant autant pour le traitement choisi par ce dernier que pour celui que nous portons sur celui-ci relativement à celui-là. Ce nouveau Maïdan peut faire office de bis repetita, mais d’un bis repetita problématique.
« Ce n’était pas un film qu’on voyait à la télévision, c’était la réalité »
Les deux films traitent des manifestations du Maïdan lors des 93 jours de révolte qu’a connus l’Ukraine, à partir du 29 novembre 2013, après le rejet par le président ukrainien Ianoukovitch d’un accord d’association avec l’Union Européenne, et de son rapprochement avec la Russie. Le Maïdan constitue le symbole fort du réveil du peuple ukrainien, de sa révolution pour choisir sa destinée, laquelle, devenue sanglante, a été soldée par le basculement du pouvoir au cours du 21 au 22 février 2014, le président ayant fui et ayant été destitué par le Parlement. Planent le souvenir de la « révolution orange » en 2005 ou même, bien plus loin historiquement, l’envahissement en 1240 par les Mongols évoquée dans Winter on Fire car tous les carillons de la ville avaient retenti.
Pour autant, les deux documentaires n’ont rien à voir : l’un est au cœur de l’événement et rend compte de sa complexité ; l’autre est en partie rétrospectif, et particulièrement patriotique et apologétique.
En d’autres termes, deux documents autant que deux regards documentaires s’y définissent : d’un côté, un cadre fixe qui s’attache à capter ce qui se présente, une série de fragments invitant à reconstituer les événements ; de l’autre, un flot d’images saturé, une immersion, une reconstitution et une narration par des voix over. Comme l’exprimait ici Arnaud Hée dans son article « Hic et nunc » à propos de Maïdan, le film « élabore en ce sens une circulation foisonnante entre image, regard et pensée, ainsi qu’une passionnante proposition théorique quant à la représentation d’un événement en cours. Le spectateur n’est pas informé, mais son regard (s’)informe en étant placé en situation de co-présence avec des images et des sons. Impossible de déclarer à la sortie du film que l’on sait tout, il l’est tout autant de dire que l’on n’a rien vu de/à Maïdan. »
Il énonçait d’ailleurs que Loznitsa avait réalisé la « parfaite antithèse de l’assommant storytelling médiatique ». Or, il ne croyait pas si bien dire en anticipant malgré lui et par avance, dans une sorte de contre-plagiat par anticipation, Winter on Fire, lequel recourt aux formes tout ce qu’il y a de plus convenues de storytelling médiatique (montage cut, voix et musiques over, entretiens-confessions, pathos,…).
Le film d’Afineevsky lui-même semble d’ailleurs programmer malgré lui, et partant assez ironiquement somme toute, un tel projet médiatique : alors que des personnes à l’écran témoignent « Ce n’était pas un film qu’on voyait à la télévision, c’était la réalité », car ce sont incontestablement des événements dramatiques et tragiques dont ils ont été les acteurs, par un revers de situation ils font l’objet d’un film qui en a tous les traits, renversant donc le rapport énoncé, et interrogeant par là-même le réel donné à voir. Et quand vers la fin de Winter on Fire nous est donné à voir le fragment volé par une caméra la nuit ayant capté la fuite du président ukrainien à l’aéroport, nous est présentée une image au second degré, au caractère particulièrement voyeuriste.
Si le document que présente Afineevsky est néanmoins à bien des égards méritant, contribuant à conserver la mémoire des événements récents ukrainiens, il les déplace aussi en les hyperbolisant et en les glorifiant à la fois dans une visée patriotique à dimension apologétique (célébrer les héros nationaux morts pour la liberté) et pathétique (décharge de violence et de pathos). C’est du très grand spectacle pour le Maïdan défini comme un « petit territoire de grande bravoure » dans Winter on Fire, véritable film d’immersion.
C’est pourtant dans ce grand spectacle que font défaut à la fois sans doute une justesse réalistico-historique, mais encore une sorte d’éthique documentariste qui est celle-là même de Loznitsa. Si ce dernier a pu évoquer une telle éthique, notamment à propos de ses remontages d’archives, d’images qui ne sont pas les siennes, c’est en disant qu’il devait préparer le spectateur à voir des images choquantes comme des personnes mortes dans Blockade (2006), et qu’on ne peut pas tout montrer. Dans Winter on Fire, on atteint une triste et littérale illustration dans le pic d’horreur lorsqu’un témoin raconte que son ami a été tué en allant récupérer un blessé sur une colline, et qu’à l’image c’est précisément ce que nous voyons – et peu importe, à dire vrai, qu’il s’agisse des vraies images en question.