Pour son premier long métrage, Mark Jackson interroge le rapport d’une jeune adulte à l’image et, ce qui est presque le même, au désir, à l’heure de la prolifération de la pornographie et de l’invitation continuelle à la mise en scène de soi. L’idée brillante du réalisateur est de partir d’une situation en apparence étrangère à la logique de l’image : une maison au fond des bois, sans connexion à l’internet, avec pour seul compagnon un homme muet et paralysé – mais voyant.
Le film s’ouvre par un gros plan sur un visage singulièrement inexpressif. À quoi peut bien (ne pas) penser cette jeune femme ? Que regarde-t-elle, si tant est qu’elle regarde quoi que ce soit ? Le second plan nous l’apprend : l’écran de son téléphone. Ce visage ne suggérant aucune intériorité inquiète un peu, mais il est celui, on ne peut plus banal, de l’humain capté par l’écran. C’est trivial et c’est pour cela qu’habituellement on ne le voit pas. Mark Jackson l’annonce : il veut questionner le rapport continuel à des flux d’images, la dépendance à de multiples réseaux. Mais l’originalité de son entreprise est qu’il choisit d’interroger cette condition technique de l’homme par la voie négative. Il ne veut pas montrer « comment ça marche », mais ce qui se passe without, quand « ça ne marche pas ». La nature de l’outil se dévoile lorsqu’il ne fonctionne plus. Précisément, là où Joslyn est contrainte de s’installer pour quelques temps, afin de veiller sur Frank, il n’y a pas de réseau.
Frank est impotent, muet et tétraplégique. En un sens c’est à peine un homme : il ne bouge pas comme un homme, il ne parle pas comme un homme, il ne sourit pas, il ne fait aucun signe, au mieux l’entend-on parfois haleter bizarrement. Mais en cela il est aussi plus homme qu’aucun autre : sans artifices, sans maîtrise de son image, presque sans corps, il n’est qu’une conscience, qui regarde Joslyn. À quoi pense cette conscience ? Joslyn se retrouve dans une situation paradoxale : elle peut faire ce qu’elle veut, elle est libre, elle ne sera pas jugée ; mais aussi bien, quoiqu’elle fasse, si l’œil la regarde, elle sera jugée et sans savoir comment. Prise dans cette tension, et sur fond d’interrogation quant à son désir et sa sexualité – homosexuelle, hétérosexuelle ? –, la jeune fille tombe dans un jeu pervers et contradictoire de négation de l’autre (elle agit comme s’il n’était pas là) et d’exigence de reconnaissance (elle cherche à provoquer, à être regardée).
L’autre « relation » de Joslyn, c’est avec son téléphone, traité comme un quasi-personnage. Elle a avec lui presque un rapport intime : les doigts effleurent tendrement l’écran, grossissent un grain de peau numérisée, chaque matin l’appareil est cherché dans le lit défait. Mais il est aussi un œil, comme en témoignent les vidéos tournées avec sa petite amie et qu’elle regarde en boucle, ou cette séquence où elle se filme en train de chanter. Mark Jackson a eu l’idée stimulante de faire de l’appareil une sorte de pendant à Frank. Joslyn est prise entre deux témoins qui n’en sont pas vraiment : l’un enregistre sans juger, mais fixe des images pour un public illimité, l’autre juge, sans pouvoir rien dire et répéter.
Entre Joslyn et Frank, Jackson filme des face-à-face qui n’en sont pas, tantôt reléguant hors champ le corps du grabataire, tantôt le coinçant au bord du plan, obstruant l’image, tantôt le réduisant, par le jeu des mises au point, à n’être qu’un brouillard. Et c’est en prisonnière de la logique de l’image que Joslyn essaiera de capter le regard de Frank. Celui-ci se retrouve dans son fauteuil comme devant la télévision, condamné à subir les images qu’on lui impose, tandis que Joslyn se met à délirer son désir. C’est comme si, exclue par la force des choses du monde d’images dans lequel elle évolue quotidiennement, elle devait le rejouer et le caricaturer ; il faut la voir jouer à s’exhiber face à une webcam probablement éteinte et répéter de manière obsessionnelle : « cunt », « ass » et autres mots-clés de la pornosphère. Quant au pauvre Frank, il devient le spectateur impuissant et fasciné devant l’image pornographique.
Jamais en revanche, et c’est l’un de ses grands mérites, Mark Jackson ne nous met dans cette position. Il met en scène le jeu pervers de Joslyn sans jamais le rejouer avec nous, tâchant de neutraliser l’équation devenue classique, spectateur = voyeur, alors même qu’il eût pu cent fois en abuser.
Le film s’affaiblit un peu dans son dernier tiers, en jouant à multiplier et brouiller les pistes tout en tombant dans le réductionnisme psychologique de la cause, de l’événement traumatique : si Joslyn est ainsi, c’est parce que ceci ou cela. Se mêlent histoires de couple, problématiques sexuelles, alcoolisme, hallucinations, folie. L’angoisse monte un peu mais les enjeux décisifs se trouvent dilués. Malgré cela, Without captive et invite à suivre de près les travaux à venir de Mark Jackson.