C’est un beau message de vitalité, même isolé, qui nous parvient d’Afghanistan. Excédée par l’académisme dominant dans le cinéma national depuis la chute des talibans, Shahrbanoo Sadat, 26 ans, livre avec Wolf and Sheep un singulier manifeste néoréaliste pour l’existence de ce pays en images autres que formatées. Néoréaliste, pas seulement parce que le film tient scrupuleusement à coller à la réalité sociologique (ne pouvant tourner dans le pays, Sadat a été jusqu’à faire reconstituer de l’autre côté de la frontière tadjike un village afghan fidèle à ses souvenirs d’enfance), mais aussi dans son sens le moins galvaudé : derrière le vérisme documentaire, le naturel souvent cru des jeux d’acteurs non professionnels, le minimalisme des artifices, la crédibilité des situations, il conte une autre réalité moins immédiate, à la fois séculaire et perméable au changement, qui fait échapper sa représentation au piège du typique pour touristes.
Ordre et désordre
Wolf and Sheep conte les petits frémissements d’un village de la province montagneuse de Bâmiyân au centre du pays, en suivant plusieurs fils narratifs parallèles aux enjeux trompeusement anodins. Les villageois enterrent l’un des leurs, les enfants font paître les troupeaux, les garçons d’un côté jouant à la fronde, les filles colportant les commérages, les épouses d’un seul homme se crêpent le chignon, etc. Aucune dramatisation prononcée ne semble nécessaire : même quand un garçon et une fille se rapprochent l’un de l’autre à l’abri des regards, c’est narré comme une anecdote parmi d’autres de la chronique. Filmant sans enluminure sa reconstitution du quotidien, la cinéaste a surtout la qualité d’y incarner, au-delà des détails matériels certifiés authentiques, un peu de la réalité de ce qu’est une communauté. On en distingue les contraintes : la nécessité de cohabiter avec l’autre, le poids des rites et des attitudes de groupe (les garçons jurent comme des charretiers, les filles commèrent), les marchandages matérialistes pour assurer la paix civile. Mais la mise en scène s’immisce pour pointer les signes discrets d’individualité et de désordre qui troublent le portrait de groupe : un regard d’enfant dirigé dans la direction opposée à ceux des autres, un personnage à l’écart du groupe dans le même cadre, le chaos que la vie continue d’opposer aux tentatives d’ordre. La scène où les enfants ramènent précipitamment les troupeaux attaqués par des loups est assez exemplaire sur ce point, la caméra captant dans le même espace les délibérations des uns et les réprimandes des autres envers les bergers négligents, rompant ainsi involontairement la barrière entre filles et garçons réunis dans le même pétrin.
La peur du loup
L’usage de la chronique rigoureusement documentée est habile, car sous son apparence factuelle, il permet à Sadat de mettre en jeu ce qui fait l’essence même du cinéma : le changement, d’autant plus prégnant ici sous les images faussement anodines qu’il constitue la principale crainte de la communauté. L’étonnante inclusion de (belles) scènes fantastiques nocturnes, où les créatures des contes locaux semblent profiter de l’obscurité pour hanter les lieux, ne rappelle pas autre chose : la peur qui se terre au cœur de tout ordre social, si rassurant qu’il se veuille, et qui parfois l’emporte. La société (petite comme à l’échelle de ce village, ou plus grande) a beau établir toutes sortes de coutumes, d’habitudes, de garde-fous, elle ne saura se mettre à l’abri de ces moments où la marche du temps et du monde (attaques de loups, accidents de jeux d’enfants, aléas familiaux, incursions de rebelles) la mettra en danger. La seule source de force dramatique dont le film a besoin, c’est cette marche qui le lui donne, et que la cinéaste a la finesse de laisser mener la danse.