Étrange choix que ce cynique « Wonderland » comme titre français, Heimatland évoquant plutôt l’idée de patrie, de pays natal. Projet justement tout sauf cynique, le film réunit dix jeunes réalisateurs suisses autour d’une synthèse fictionnelle de l’état d’esprit actuel du pays. Empruntant à la veine apocalyptique et intime d’un 4h44, dernier jour sur terre, Wonderland nous plonge ainsi dans les heures qui séparent la prise de conscience de la fin prochaine, et le début du désastre (ici une tempête si puissante qu’elle promet de détruire tout le pays). Se construit alors patiemment une représentation inspirée d’un pessimisme bien contemporain, brassant diverses thématiques politiques et sociales qui rongent la Suisse du XXIème siècle (isolationnisme, corruption, individualisme, racisme…). Et malgré un trop grand éparpillement parmi ses personnages et ses intrigues, Wonderland parvient à fondre dans ses teintes sombres et nuancées une belle sensualité du désespoir, quitte à se perdre par moments dans ses propres méandres.
Se développe en effet une étrange sensation de surplace pendant tout le film. Comme si ce nuage menaçant d’engloutir le pays tout entier était le seul à pouvoir évoluer, grandissant irrémédiablement au-dessus de personnages statiques, et plongeant de plus en plus la Suisse (et le film) dans l’obscurité et la paralysie. Volontairement ou non, Wonderland lorgne de ce point de vue sur Melancholia, mais en privilégiant un regard social à l’approche picturale de Lars Von Trier. La morale religieuse propre aux histoires de fin du monde ne trouve pas sa place non plus ici, si ce n’est par la présence récurrente de ce sentiment de honte inexpugnable à propos des exactions d’un pays bâti sur la misère des autres. Mais rien à faire, le jugement dernier n’aura pas lieu. Parmi les protagonistes, certains se bornent à la position de simples spectateurs des événements, d’autres tentent de trouver la paix avant la fin, et tous errent dans un pays de plus en plus vide, observant les bases de leur société se fondre doucement dans une vacuité presque libératrice. Des agents d’un cabinet d’assurance attendent passivement la catastrophe en regardant par la fenêtre, un couple s’interroge sur le plaisir qu’ils peuvent s’offrir avant la fin, un directeur de supermarché continue de faire tourner son enseigne jusqu’à épuisement des stocks, tandis qu’une communauté villageoise se persuade que le plus grand danger qui les attend est le flot d’immigrés qui suivra le désastre… Se succèdent ainsi des instantanés de situations qui, argument fantastique mis à part, développent une étonnante familiarité avec un inconscient collectif actuel qui s’étend bien au delà du territoire helvète, preuve de l’acuité du propos et de la pertinence de son traitement à l’écran.
Film pré-apocalyptique
Wonderland souffre néanmoins de nombreuses faiblesses, que l’on imagine volontiers dues à sa production collective particulière. Le montage, empruntant un peu trop volontiers à la construction sur-découpée des séries TV, peine à masquer l’évidence que quelques intrigues ne mènent vraiment nulle part, certains personnages disparaissant purement et simplement en cours de route. Cela n’empêche néanmoins le film de définir un rythme étonnant, presque hypnotique, pour relater ces agonies plus solitaires que collectives, tandis qu’il sinue au fil de trajectoires qui ne se croisent jamais, manière de mettre en forme un individualisme tenace jusqu’aux abords de la fin du monde.
Le collectif de réalisateurs à l’origine de Wonderland tient à affirmer le statut « engagé » de leur projet, avec en première ligne la décision de travailler en commun, au-delà des divisions de langue et de culture de leur pays. Et l’exercice de révélation auquel ils se livrent parvient à surpasser les facilités qui peuvent émailler le film ici et là (stéréotypes de personnages, directions d’acteurs très inégales…). Cette envie de représenter, plus que de discourir, se retrouve au cœur de quelques belles scènes de cinéma qui continuent à vivre bien après la fin du film, comme par exemple ce retournement d’un des plus grands poncifs des films catastrophe : celui de la traversée (souvent impossible) d’un pont symbolisant la fuite. Les maladresses et les déséquilibres de Wonderland sont certainement le prix à payer de son ambition collective, et donnent au film au goût d’inachevé. Mais cette saveur âcre reste pourtant longtemps en bouche, associée à ces filets de brume menaçants qui s’élèvent lentement du sol aux premières minutes du film, occultant de plus en plus la lumière du jour.