Un réalisateur. Deux films. Deux trios amoureux. Deux trajets. L’un vers l’Ouest de l’Allemagne. L’autre vers l’Est. À chaque fois l’envie d’une seconde chance, d’une deuxième vie… Toujours un magnifique portrait de femme… Une peinture oppressante du capitalisme moderne… Et la mort en bout de course… L’occasion surtout de découvrir l’un des auteurs majeurs de la nouvelle vague allemande.
Difficile de ne pas associer Yella à Jerichow. D’abord parce qu’ils sortent le même jour en salles. Initiative à la fois intéressante et contestable. On comprend bien qu’il était plus facile pour le distributeur de vendre aux exploitants de salles la sortie conjuguée de deux longs métrages d’un réalisateur allemand dont la renommée en France ne dépasse pas un petit cercle de cinéphiles. De plus, il est évident qu’outre l’anecdote qui fait que l’idée originale du second est germée lors du tournage du premier de nombreux ponts existent entre ces deux films. Mais de tels rapprochements se retrouvent dans toute filmographie d’un cinéaste digne de ce nom. Le prochain Cronenberg ressemblera à s’y méprendre au dernier Cronenberg, etc. En rassemblant deux films qui auraient légitimement pu prétendre une vie propre, la double sortie a pour effet induit et tout de même indésirable de leur donner un statut fourbe et bancal de « demi-œuvre », que nous allons d’ailleurs – contradiction fatale – entretenir ici. CQFD.
En dehors de toute notion de distribution, Yella et Jerichow se rejoignent donc artistiquement. L’intersection la plus visible est la présence au casting de l’actrice Nina Hoss. Ce qu’on appelle une muse. Petzold filme Nina Hoss comme Sautet filmait Romy Schneider. Avec la même charge érotique. Avec la même fascination du filmeur pour l’actrice, mais aussi pour la femme. D’ailleurs, l’un comme l’autre mènent leur égérie à des personnages étant l’objet de convoitise de deux hommes et flirtant avec la prostitution. Dans Yella, en germe, et dans Jerichow, frontalement, c’est la Lily de Max et les ferrailleurs qu’interprète Nina Hoss. Rouge à lèvres criard, chemisiers étroits, bottes en cuir, jupe droite ou jean serré, Christian Petzold commence par mettre en scène un fantasme de femme forte et dominatrice, suscitant le désir tout en s’y dérobant, comme toute femme fatale se doit d’agir. Puis, par petites touches, il fait se craqueler le vernis et apparaître une psychologie complexe où les failles sont des canyons. À ce moment-là, Nina Hoss revêt souvent une robe plus légère et adresse à la caméra un regard de petite fille perdue qui vous hantera longtemps.
Pour accompagner ce personnage féminin, qui est toujours le protagoniste principal même si dans Jerichow – astuce dramaturgique – ce n’est pas par lui qu’on entre dans le récit, deux hommes se font systématiquement face. Le mari et l’amant. Chacun représente une figure masculine précise. D’un côté, le légitime, ancienne mode, jouant du poing quand il n’a pas ce qu’il désire, qui ne conçoit le couple que comme l’exercice d’un pouvoir sur l’autre. De l’autre, le prince charmant, plus féminin dans son approche, plus moderne quelque part dans la gestion de sa testostérone, aux faux airs de sauveur, mais dont l’indécision fondamentale liée à ses propres gouffres et échecs intimes le rend inopérant à effacer totalement l’empreinte laissé par le précédent tuteur certes détestable mais tout de même épris. En fait, Christian Petzold aime les histoires d’amour façon tragédie grecque. À chaque scène de passion, sur chaque moment de tendresse volé par l’amant au mari, plane une sourde menace – notamment par un très beau travail sonore – qui ne peut conduire qu’au drame, Jerichow, ou à sa révélation, Yella. Pour Christian Petzold, désespéré, ou trop lucide, l’union pure et inconditionnelle de deux êtres existe dans la chimie des corps et leur correspondance muette, mais se révèle à terme impossible dans une société dominée par l’argent, où tout individu est plus ou moins directement le débiteur d’un autre.
Car ce qui fait la force du cinéma de Christian Petzold, comme celle de la meilleure partie de la nouvelle vague allemande (Lichter, Schussangst…) c’est sa description clinique des mécanismes à l’œuvre dans le jeu capitaliste contemporain. Dans Yella, il décrit le quotidien d’un commercial allant négocier des contrats d’entreprises en entreprises. Dans Jerichow, celui d’un patron d’une chaîne de snacks allant livrer chaque jour contrôler la bonne gestion de ces succursales. Dans les deux cas, il en fait des êtres mouvants, liquides, toujours sur la route, tirant leur puissance du maillage arachnéen qu’ils contribuent à tisser. Dans les deux films, il montre combien ce tertiaire triomphant repose sur des petits trucs d’escrocs, sur des magouilles médiocres, qui ne font en creux que signaler l’envie de transgression et d’évasion des humains qui se soumettent don bon gré à ces règles économiques, tout en tentant maladroitement de les détourner. Au fond, les personnages de Yella et de Jerichow ne font que rêver d’un retour en arrière, à un état d’enfance perçu comme plus rassurant, à construire un « chez-soi », une île, formée autour d’un nouvel amour… Car selon Petzold, au cœur du capitalisme, il n’y a que mort et maladie à attendre. Alors vivement l’accident, élément déclencheur des deux films, un accident de voiture, comme une panne dans le réseau, une interruption dans le flux.