Yves Saint Laurent est aussi célèbre pour avoir fait porter le pantalon à la gent féminine que pour le duo professionnel et amoureux qu’il forma avec Pierre Bergé. C’est cet amour fou, où l’art était une pièce essentielle, que se propose de raconter Pierre Thoretton dans un documentaire esthétiquement maîtrisé mais qui peine parfois à déboutonner la légende.
Cette année, l’ombre d’Yves Saint Laurent nous a imprégné tel un parfum d’Opium : hommages, biographies plus ou moins officielles, jusqu’à l’exposition événement organisée au Petit Palais. Vous pourrez même, selon l’envie, lire cette critique en écoutant Une vie Saint Laurent, l’album concept d’Alain Chamfort qui donnera prochainement lieu à une adaptation scénique. L’automne arrivant, c’est au cinéma que l’on pourra apprécier la nouvelle pièce de cette collection hagiographique. Mais attention, ce premier long-métrage documentaire de Pierre Thoretton n’est pas à prendre comme une simple biographie où serait disséqué le génie de Yves Saint Laurent et la révolution qu’il a impulsé dans le monde de la mode. On y parle finalement plus d’art et d’amour que de smokings.
On le sait, avant même de se distinguer dans un mécénat bien pensé, Saint Laurent et Bergé étaient déjà de grands collectionneurs. Les décors de leur relation se sont ainsi construits dans une accumulation de peintures ou de sculptures. Ainsi, L’Amour fou devait au départ se centrer sur leurs maisons « musées ». Mais dès les premiers entretiens avec les marchands d’art, le réalisateur s’est rendu compte que le « couple » formé par Bergé et Saint Laurent, cannibalisait toutes les conversations. Au point de rappeler Pierre Bergé et de lui dire : « La chose la plus importante c’est votre histoire d’amour, et c’est le thème du film que je voudrais faire. » Du projet originel, L’Amour fou ne garde en filigrane que les préparatifs de la vente aux enchères au cours de laquelle Pierre Bergé s’est séparé de l’ensemble de la collection d’art qu’il avait passionnément construite avec Yves Saint Laurent. Le corps même du documentaire, lui, navigue dans cinquante ans d’une histoire d’amour passionnée.
Ne vous fiez pas au titre pour le moins trompeur. La folie amoureuse telle qu’elle est racontée est à l’image de la pudeur du témoignage de Pierre Bergé : sincère, certes, mais maîtrisée et sans éclats fiévreux. Le ton est d’ailleurs donné dès les premières séquences où se succèdent des morceaux de l’adieu de YSL à la mode et du discours prononcé par Bergé le jour de l’enterrement du couturier. Le travail rétrospectif est placé sous le sceau d’un double deuil où la parole préalablement écrite témoigne d’un contrôle constant de l’image publique. Le parti pris sur l’utilisation des archives tend également à « figer » l’histoire d’amour. Le réalisateur a, en effet, eu accès à des vidéos et clichés assez rares. Mais curieusement, il privilégie les photographies immobiles comme autant d’instantanés d’une mémoire qui façonne l’icône Saint Laurent. Au Palace du souvenir, la résurrection de YSL se nourrit ainsi principalement des dires et projections de ceux qui l’ont entouré ou aimé. On aimerait pourtant le voir plus souvent s’animer à l’image de cet extrait d’un interrogatoire amoureux où le couturier se montre délicieusement caustique.
De fait, il faudrait plutôt chercher du côté d’André Breton pour trouver un sens à cet « amour fou », le poète surréaliste ayant donné ce titre à l’un de ces récits, ode à la beauté compulsive. Outre certaines thématiques qu’ils partagent, la principale correspondance entre les deux œuvres pourrait se trouver dans un travail de collage entre des matières disparates : ici images d’archives, interviews, natures mortes. En guise de fil rouge, d’hypnotiques travelling dans les pièces habitées par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, pièces progressivement dépossédées de leurs atours, tableaux ou sculptures. « Déshabiller » le décor pour mieux convoquer l’aura du couturier. La recherche du temps perdu est donc constamment liée aux lieux du souvenir, de Paris à Marrakech dans un procédé qui n’est pas sans rappeler l’Alain Resnais des débuts. Un peu comme si L’Amour fou rejouait Marienbad à Marjorel, mais avec une palette en bleu et or. Et c’est sûrement dans cette mise en perspective des lieux, de la mémoire amoureuse et de la collection d’art, que le documentaire se montre le plus convaincant.
L’Amour fou est aussi l’histoire d’une évidence, celle du couple Saint Laurent-Bergé. L’évidence de leur rencontre à la fois humaine et artistique a même réussi à occulter aux yeux des moins avant-gardistes qu’il s’agit de l’un des premiers couples médiatisés ouvertement gay. L’universalité de leur histoire a eu au moins le mérite de transcender toute question de différence. Ce n’est pas un scoop non plus, mais pour ceux qui en doutaient encore, le documentaire laisse entendre que YSL n’aurait pas été ce qu’il est sans Bergé, le Pygmalion. Ce dernier a bien été le moteur, le garde-fou du créateur prodige « né avec une dépression nerveuse » et momentanément attiré par les paradis artificiels. C’est d’ailleurs ce que beaucoup ont reproché à Bergé, d’avoir la mainmise sur Saint Laurent, de vouloir tout contrôler. Il s’en défend d’ailleurs en rappelant que, là encore, la répartition des rôles dans le couple est née dans l’évidence. Pourtant, même dans le documentaire, sa parole témoigne d’un contrôle. Évidemment, on y parle de drogue, d’infidélités qui ont conduit à des séparations momentanées, de maladie nerveuse… mais toujours avec une réserve qui est à la fois le fruit de la décence et la volonté de ne pas déconstruire la légende d’un couple plus public qu’intime. La démarche n’est d’ailleurs pas si éloignée de ce qu’a pu faire Varda lorsqu’elle a travaillé à construire le paradis enchanté de Jacques Demy juste après sa mort. Forcément, L’Amour fou pâtit de l’univocité de cette parole subjective. En ne donnant presque exclusivement voix qu’à Pierre Bergé, le documentaire se coupe ainsi de la distance critique nécessaire pour aller au-delà de l’image façonnée. Ce qui aurait pu être un portrait haute couture, est donc plus proche d’une tentative de prêt à porter de luxe, certes taillée avec soin, mais à laquelle il manque l’exceptionnelle singularité.