Il était pourtant onze heures du matin, mais j’ai tout de même vivement remercié mon dictaphone de n’avoir pas failli à sa tâche : prendre des notes se serait révélé délicat tant David Dusa est prolixe sur le processus de création, l’écriture, la réalisation de son premier film, Fleurs du mal, et sur les nouveaux outils mis à la disposition des cinéastes.
Comment en êtes-vous venu, pour votre premier film, à figurer la révolution iranienne suivie depuis la France ?
Tout a commencé avec les élections de 2009 en Iran : je les ai suivies parce que je m’intéresse à la géopolitique, mais aussi pour mes amis iraniens. C’était une élection très particulière, car accompagnée d’une ferveur populaire inattendue : les gens votaient, l’ensemble semblait plutôt transparent au départ. Les stades se remplissaient d’électeurs convaincus d’un changement prochain : le régime allait lui-même se réformer, sans guerre civile et avec des débats télévisés – chose encore impensable quelques années auparavant. Le lendemain des élections, l’ensemble s’est révélé totalement truqué, un vrai coup d’état militaire. J’ai alors vu cette avalanche d’images et d’informations sur ce qu’il se passait dans la rue. Les gens eux-mêmes faisaient le travail des journalistes, c’était hallucinant, du jamais vu. J’ai donc commencé à collectionner toute ces images, à télécharger du YouTube, à sauvegarder les tweetfeeds et à constituer une sorte de base de données. Je voulais déjà faire quelque chose de tous ces matériaux, sans savoir bien quoi exactement. Je voulais évoquer l’impact de ces vidéos vues à distance sur un jeune parisien et une iranienne sans parler directement de la politique iranienne, mais plutôt en utilisant une histoire d’amour.
En attendant le financement pour mon premier scénario, j’ai commencé à travailler avec Rachid sur un nouveau film. Nous nous sommes vus une fois par semaine, si bien que la véritable vie de Rachid a fini par influencer son personnage : d’ailleurs, comme son personnage, Rachid ne connaissait rien de la situation en Iran.
C’est aussi le premier rôle au cinéma d’Alice Belaïdi…
Au départ, j’avais pensé à une actrice iranienne, mais cela s’est avéré impossible : le retour dans son pays aurait été compromis par les scènes montrant de l’alcool ou de la nudité. J’ai donc opté pour Alice : elle a côtoyé des Iraniennes pour faire sienne leur manière de se tenir, de parler… Mes deux acteurs ont deux rapports très différents avec leur activité : Alice est très technique, tandis que Rachid fait reposer son jeu sur ses propres émotions.
Le film s’est fait avec une économie de moyens plutôt créatrice, finalement.
J’étais frustré de ne pas obtenir le financement de mon premier film, et j’ai écrit le scénario de Fleurs du mal sous la contrainte : j’avais une telle somme d’argent et un nombre restreint de jours de tournage, deux comédiens… et Internet. J’ai discuté des vidéos tirées d’Internet que je voulais inclure dans mon film avec mon chef opérateur. Il m’a dit « Tu te rends compte qu’il y aura sûrement quarante points de vue différents dans ton film ? » Au final, il y a quarante-huit vidéos dans le film, ce qui fait autant de réalisateurs, autant de caméras et autant de points de vue… La caméra Sony EX1, outre la maniabilité, nous laissait la possibilité de bidouiller l’image pour prétendre avoir nous aussi quarante points de vue différents. Pour la scène où Alice pète un plomb à côté de Châtelet, par exemple, nous avons choisi un shutter delay pour obtenir cet effet qui rappelle l’image d’un iPhone. Et cette hétérogénéité des images devient finalement la cohérence du film, nous permettant de bâtir une esthétique à partir de ce foisonnement d’impressions.
Pourquoi avez-vous tenu à inclure à la fiction ces images documentaires ?
Évidemment, j’étais confronté à un problème moral majeur : comment oser montrer la mort de véritables individus dans une fiction ? Aussi longtemps que je ne trahissais pas les intentions des iraniens, c’est-à-dire rendre compte de la réalité et de la brutalité de la situation en Iran, je me suis permis d’utiliser ces images. La fiction, l’histoire d’amour, étaient des prétextes pour montrer ces vidéos au plus grand nombre de spectateurs, quand le documentaire se serait surtout adressé aux convaincus.
La fiction permet également de dépasser le cruel paradoxe de YouTube : des images très réalistes, mais qui ne touchent plus forcément une fois que la page Internet est close…
Exactement. Au bout d’un moment, une distance émotionnelle se met en place, une censure automatique. Quand je parlais avec Arte pour le financement du film, ils avaient beaucoup d’hésitations parce qu’ils jugeaient que les vidéos étaient de trop mauvaise qualité pour être montrées à la télévision. Deux ans plus tard, il n’y a pas un JT sans un extrait de vidéo tirée d’Internet : la pixellisation, le son saturé ou le cadrage chaotique sont devenus de véritables marques de la vérité. Je ne prétends pas qu’on ne peut pas truquer ces images, mais l’absence de journaliste ou de cameraman renforce la véracité de celles-ci dans la vision collective. Il m’a paru intéressant d’associer ces images avec un scénario pour confronter le spectateur au documentaire et à la fiction.
Vous mettez en parallèle deux utilisations d’Internet : Anahita (Alice Belaïdi) l’utilise d’une façon citoyenne, tandis que Rachid l’utilise d’une façon ludique. Quelle est votre approche du World Wide Web ?
L’Internet, plus qu’un média, est devenu un écosystème, voire un monde parallèle, modulable à la convenance de chacun. Internet épouse le mouvement des pensées : on peut y voir toute l’horreur du monde, on peut aussi s’y amuser. Mais c’est l’image documentaire elle-même qui a été redéfinie : considérons un événement récent de l’histoire européenne, disons la chute du Mur de Berlin. S’il fallait regarder toutes les vidéos filmées de la chute du Mur, l’ensemble prendrait en gros vingt-quatre heures. Aujourd’hui, pour regarder l’ensemble des vidéos sur la révolution iranienne, il faudrait probablement deux semaines. Il est possible d’être quelque part où l’on n’est pas tant il y a de textes, de photos, de vidéos… Alice, comme à mon avis beaucoup de gens, est piégée dans ce genre de transfert émotionnel.
Avec ces vidéos qui arrivent dans l’heure après l’événement, la création cinématographique doit elle être plus réactive ?
Fleurs du mal a été présenté à Cannes en 2010 : moins d’un an après les événements, il était terminé, parce que je devais faire très vite. Mais le processus de création cinématographique reste complètement anachronique : il faut en moyenne deux à deux ans et demi pour faire un film. Pendant ce temps, le monde a déjà changé. Les nouvelles technologies bouleversent les techniques de fabrication cinématographiques en les accélérant. Mon nouveau projet, La révolution ne sera pas twittée, est fait en collaboration avec des blogueurs en Tunisie : pour ce film, j’essaye d’expérimenter de nouvelles formes d’écriture en créant un Google Document où chacun peut participer. Les sites de financement participatif, comme Kickstarter qui a réussi à lever cent millions de dollars l’année dernière, constituent aussi des outils inédits… C’est toute la relation du public avec l’image qui est modifiée, puisque le cinéma et la télévision sont rejoints par un troisième moyen de visionnage. Internet change donc définitivement la fabrication et la réception, mais le processus de création, pas forcément.
Revenons maintenant à la technique avec le mixage sonore de Fleurs du mal. Vous incluez dans votre film une vidéo YouTube (INJA KOJAST INJA IRAN AST SARZAMINE MANO TO) dont la puissance repose beaucoup sur le son. Comment avez-vous abordé cet élément ?
Puisque l’homogénéité entre les images n’était pas toujours optimale, nous avons beaucoup travaillé sur le son pour qu’il participe à la bonne cohérence du film : le montage et le mixage accompagnent le spectateur. Nous nous sommes également appuyés sur le son saturé des iPhones : par exemple, dans la scène où ils regardent la vidéo dans le lit, nous avons désynchronisé le son de celui de l’iPhone. Nous avons beaucoup joué sur ses différentes couches d’appréhension de ces vidéos, aussi bien visuelles que sonores : ces vidéos imprègnent et étourdissent.
Dans Fleurs du mal, Rachid est un yamakasi accompli. Ensuite, vous avez travaillé avec Wim Vandekeybus, un chorégraphe. Le corps en mouvement, c’est quelque chose que votre caméra apprécie ?
Ce qui m’intéresse beaucoup, c’est comment le corps est utilisé pour exprimer une émotion : ce que Rachid fait dans ses spectacles. Mais je voulais aussi montrer des rapports différents à l’Islam par le corps de mes deux personnages musulmans : celui de Rachid, très décomplexé, qui embrasse la religion musulmane comme une communauté, et celui d’Anahita, qui la vit comme un comportement imposé par une dictature. Elle peut mener une double vie à Téhéran parce qu’elle fait partie de la bourgeoisie, mais seulement à l’intérieur. Rachid peut faire ce qu’il veut dans la rue : c’est une forme de liberté ultime aux yeux d’Alice.
La musique de Mr Oizo (aka le cinéaste Quentin Dupieux), c’est un choix de Rachid ?
Oui ! Rachid fait du break [danse acrobatique comportant de nombreuses figures au sol], du trickz [arts martiaux acrobatiques] et il mélange les styles, le plus souvent sur du Mr Oizo. Il fallait l’inclure au film, nous seulement pour rendre son rythme à la danse, tout en rétablissant une image plus fidèle du break, une contre-culture à part entière.
Pourquoi avoir choisi Baudelaire ?
Juste avant de commencer Fleurs du mal, ma belle-sœur est revenue d’Iran en me racontant que la poésie était primordiale là-bas. Tout le monde est capable de réciter des vers : c’est ce qui rend humain en Iran, savoir réciter de la poésie. Un chauffeur de taxi vous récitera du Khayyam [poète perse du XIe siècle] si vous lui demandez. Par ailleurs, j’aime la façon dont Baudelaire décrit les bas-fonds : la mort, la drogue, la prostitution, la merde, le suicide… Il les décrit d’une façon très belle, très agréable à écouter. Quelque part, j’y ai trouvé une résonance avec ces vidéos iraniennes : à force de compresser, décompresser les images, les pixels forment comme des couches de couleur, à la façon de peintures. Je les trouve donc très belles, esthétiquement. Par contre, le contenu, la répression, reste de l’horreur.
Pouvez-vous nous parler de vos projets ?
La révolution ne sera pas twittée est né tout de suite après la fin de Fleurs du mal. Au départ, le projet était très inspiré de l’expérience iranienne : je voulais faire des portraits de gens de différents pays qui utilisent les réseaux sociaux pour générer des changements sociaux. Il s’agissait donc d’un documentaire. Puis il y a eu le printemps arabe et le film a beaucoup changé. Au début, je voulais parler du réseau Anonymous et de son rôle dans la vague révolutionnaire. J’étais très intéressé par leurs actions collaboratives, leur fonctionnement en « horde » et j’ai pu rencontrer plusieurs blogueurs. Depuis, je me suis orienté vers une fiction qui exprime à quel point Internet est un nouveau pouvoir qui peut être utilisé par les citoyens, comment Internet devient la fondation d’une société de demain. Avec Wikipedia, le rapport à la connaissance a changé. Avec les réseaux sociaux, notre rapport à l’autre. Au niveau culturel, il y a cette gigantesque émulation par le partage, notamment avec le peer-to-peer. Le producteur de Lars Von Trier disait : « Si trois jours après sa sortie ton film n’est pas sur Pirate Bay, c’est parce que ton film est nul ». Même la politique a changé ! On peut désormais grâce à Twitter écrire à Barack Obama : il répond ou il ne répond pas, au moins la revendication est lue, relayée par d’autres. Le film parlera de ces changements, de ce qu’ils entraîneront, de cette nouvelle ère qui commence. La révolution du titre, ce n’est pas seulement renverser Moubarak, Ben Ali ou Kadhafi : c’est une révolution à l’échelle de la révolution industrielle. A mon avis, nous avons atteint une certaine limite dans la démocratie représentative telle que nous la connaissons. D’ailleurs, quand celle-ci prétend « civiliser » l’Internet, ce n’est qu’un autre mot pour le censurer. À partir du moment où on peut avoir cent mille personnes avec lesquelles communiquer via Twitter, voter une fois tous les cinq ans, cela ne suffit plus. Toutes ces révolutions, ces collaborations, me rendent extrêmement optimiste.
Il y a finalement toujours une base de documents dans vos films…
Oui, y compris dans mon tout premier projet, qui devrait être bientôt financé, et dans lequel c’est aussi Rachid qui jouera le rôle principal. L’action se déroule dans une banlieue, à côté d’une petite ville, avec la nature toute proche de la cité. On y croise Amadou et Amin, deux amis. Quand Amadou obtient son bac et quitte la cité, Amin est « délaissé », ce qui le conduit à une sorte de révolution, une fois encore. Mais plutôt par rapport à son langage et à sa gestuelle, qui seront totalement changés par le regard des autres. Je veux une sorte de huis clos qui tient surtout au regard des autres, pas une approche traditionnelle. Le réel d’un point de vue informatif m’intéresse peu, contrairement à sa perception. Dans Fleurs du mal, je n’essaye pas de retracer les événements chronologiquement : je ne suis pas documentariste dans ce sens là. Je m’intéresse aux événements en tant qu’ils ont un impact sur une perception. Et en privilégiant celle-ci à une approche très réaliste, je pense que je peux toucher beaucoup plus les spectateurs.