Récipiendaire du prix Jean Vigo, Mange tes morts – tu ne diras point entérine avec brio les promesses entrevues il y a quatre ans dans La BM du Seigneur. Le film télescopait déjà Rouch et John Ford au cœur de la communauté yéniche, entre les champs de betteraves et les cités dortoirs de l’Oise, posant les fondements d’un cinéma brut, mêlant fiction et ethnographie. Dégaine de contrebandier et cigare aux lèvres, le réalisateur, passé par les Beaux-Arts, Tijuana, et dix-huit ans chez les gitans, revient avec nous sur ce nouveau road-trip gonflé à l’hélium, dans un entretien-fleuve aussi méandreux que le Rio Grande.
Dans votre précédent film, La BM du Seigneur, la fiction s’entortillait autour du réel. Avec Mange tes morts – tu ne diras point, est-ce une façon pour vous de tirer un trait sur le documentaire ?
Ah non, pas du tout. Quelle sera dans l’avenir la part de documentaire pur ? Elle sera moindre, c’est sûr. Mais j’en ai encore fait cet été. Je suis allé au Mexique, parce que j’ai un projet à Tijuana, et j’ai tourné deux heures de pellicule en Super 8 avec mon chef opérateur pour préparer un long-métrage de fiction. Donc le documentaire est toujours là. C’est une chose qui m’apporte beaucoup, parce que je ne conçois pas le fait de faire des films sans être passé par une aventure ; une vraie aventure, humaine, géographique, qui fait que j’ai besoin de ces images-là pour m’imprégner d’un milieu, et éventuellement cheminer vers la fiction. Jusqu’à présent, j’ai toujours procédé comme ça. Larry Clark disait : « Ma démarche photographique ça a été d’être dans le documentaire et d’aller vers la fiction. » Or avec Kids, son premier long métrage, c’était un peu l’inverse : de la fiction au documentaire. Mes futurs projets concernent la fiction, mais c’est grâce à tout ce que j’ai fait en documentaire avant, au Mexique ou dans le monde Gitan, que ces fictions ont de bonnes chances d’exister. Peu à peu, la part d’images tournées de manière documentaire devient minoritaire dans mes films, donc ça prend une autre place.
J’en conclus que dans votre démarche, le documentaire vient toujours en amont ?
Il vient toujours en amont. Pour les Gitans comme pour le Mexique, ça vient en amont. C’est ça qui me permet de commencer à voir quelque chose : un travail, un film, sa poésie, et de faire des rencontres. Le prétexte magnifique de faire un film, c’est de rencontrer des gens qui évoluent dans un milieu que je veux explorer, et sans l’outil documentaire ce serait différent. Je ne veux pas me mettre dans la position d’un journaliste ; je deviens ami, je deviens un proche, je vis une aventure, et le prétexte du film est très important parce que cela provoque des situations.
Vous entretenez une relation très forte entre votre vie personnelle et votre travail artistique.
Complètement. Les Gitans, c’est quand même dix-huit ans de ma vie, dont six ou sept sans filmer. Rien à voir avec un travail de reporter. Et le Mexique, c’est sept ou huit voyages d’environ deux mois. Donc j’ai passé entre un an et un an et demi au Mexique, et sauf exception, presque uniquement à Tijuana. Je ne dis pas que je suis celui qui connait le mieux Tijuana et sa cour des miracles, mais voilà… J’y ai même fait un long métrage, Carne Viva, qui je l’espère sortira en salle.
Votre démarche rappelle celle d’Antoine d’Agata, qui s’immerge dans les mondes qu’il explore, jusqu’à s’y diluer.
Oui. C’est marrant parce que je l’ai rencontré à l’occasion de l’expo d’Agata qui avait eu lieu au Bal. On avait d’ailleurs organisé une projection de Carne Viva, dans le cadre d’une programmation attenante à l’événement, et D’Agata avait beaucoup aimé… Il y a une relation, c’est clair ; l’idée d’aller quelque part, de vivre, mettre en scène, et d’être plus ou moins un personnage du film. C’est plus criant dans Carne Viva, où je suis un peu l’un des personnages. Bon après, D’Agata le fait à sa façon… C’est vraiment plus dur. S’il y avait une différence, c’est que moi je vais toujours vers une forme de rédemption. Une rédemption du personnage. On se retrouve toujours dans les mêmes milieux : borderline, interlopes, avec de la drogue, de la prostitution, de la voyoucratie, etc. Mais chez moi, c’est pour que le personnage s’en sorte… Comme le personnage de Jason dans Mange tes morts. Il va se guérir de quelque chose, prendre des décisions, et partiellement trouver des solutions à une vie plus ou moins dure, âpre, condamnée… C’est un peu ça la rédemption. Tu panses tes plaies, tu panses tes péchés, tu t’en sors… Et le prix à payer peut être terrible, il peut passer par une forme de mort physique, mais tu rachètes quelque chose. Comme dans Accattone. C’est l’histoire d’un vulgaire petit mac, un petit salopard, qui va dégringoler, et un moment, alors qu’il a l’occasion de refoutre sur le tapin une fille, eh bien il ne va pas le faire. Mais son acte le condamne, puisqu’il en meurt.
Pour revenir au film, on peut voir Mange tes morts – Tu ne diras point, comme une sorte d’envers de La BM : la nuit brumeuse succède au miroitement de la lumière du jour, et certains personnages échangent leur rôle.
Oui, il y a une sorte d’envers… L’autre jour je regardais l’affiche, et je repensais à la façon dont la peinture religieuse dressait des diptyques, des triptyques, en séparant un peu « Paradis/enfer/rédemption ». Pas de manière aussi schématique, mais c’est un peu la base de la peinture religieuse, avec les grandes formes du Bien et du Mal… Et quand je regarde l’affiche de La BM du Seigneur, avec la BM blanche, le chien blanc, Fred de face, torse nu avec un flingue, je constate que l’affiche, à l’image du film, est assez lumineuse. Alors ce n’est peut-être pas le paradis, mais il y a l’idée d’une lumière. Et pour cause, il rencontre quand même un ange ! Puis, sur l’affiche de Mange tes morts : les flammes…
Et Fred de dos.
Et Fred de dos, il y a ça aussi effectivement. Un envers plus sombre, beaucoup de nuit. En même temps, c’est une histoire qu’on a vraiment vécue, donc l’épisode a imposé ses faits, ce n’est pas qu’une volonté personnelle. Pour ce qui est de l’inversion des personnages, ça s’est distribué un peu au hasard. À un moment, Pierrot s’est désisté du projet, et j’avais le choix entre Joseph et Fred pour le remplacer. J’ai choisi Fred. Peu après, C’est Jo, le frère de Fred, qui décide de ne pas tourner dans le film. Rebelote, et je ne vois que Mickaël pour le remplacer. Alors c’est pas un retournement total, parce que Mickaël n’est pas vraiment le Fred de La BM, et ainsi de suite. Mais en même temps il y a l’idée, comme chez Cassavetes – pour déranger les grands – d’avoir une troupe d’acteurs et de choisir untel plutôt qu’un autre en fonction du scénario. J’aime le principe de faire tourner la troupe.
Mais il y a quand même deux scènes miroirs entre La BM et Mange tes morts, puisque les deux films s’ouvrent sur un rodéo. Dans le premier, Fred reproche à Mickaël d’avoir chahuté l’harmonie du camp, tandis que dans le suivant, c’est Mickaël qui sermonne Fred, auteur d’une entrée en scène pétaradante. La permutation est claire.
C’est ça. Je pense qu’il y a des formes récurrentes, dans les films comme dans le monde voyageur ; des formes que j’ai vues : le petit jeune qui fout la merde, le rodéo, parce qu’il fait sa crise d’adolescence. Il reste dans la communauté, il veut rester dans la communauté, mais il fait sa crise.
Et pourtant, les adolescents sont les plus mesurés dans Mange tes morts.
C’est intéressant de dire ça, parce que c’est la réalité. Finalement, ce que je raconte dans le film c’est quand même une partie de l’ancien temps. Fred c’est un mec à l’ancienne, il incarne un peu le Pierrot à qui j’ai dédié le film, et qui représente le Desperado, le type justement « à l’américaine » ; le « type » comme on dit. Le « type » cowboy ou machin, le « type » même du gitan yéniche d’une certaine époque qui a eu une enfance difficile, qui a connu la taule jeune, et qui volait pour des nourrir les gosses, et qui continu à voler… Mais jamais uniquement pour voler. Il vole parce que c’est un karma. C’est un karma d’avoir cette position de rebelle, de guerrier pour le clan, de prêtre-guerrier. Bon, « prêtre-guerrier » ça ferait bondir les gitans, mais cette idée du guerrier qui dit « moi je vais faire des sorties de temps en temps dans le monde, je vais aller combattre un ou deux dragons, et je reviens ». Et la communauté est toujours là. C’est l’histoire d’Ulysse, en somme. Il se retrouve condamné pour le saccage de Troie, donc les dieux le mettent à l’amende. Mais il a qu’une envie, c’est de retourner à Ithaque, le mec. Il se dit pas « c’est cool, il y a de l’aventure, des filles et tout, c’est sympa », même s’il y a une flopée de gonzesses dans Ulysse… Mais il revient. C’est ça l’idée. Il combat un ennemi, puis il regagne son pays. Il ne s’agit pas d’une histoire de petit voleur que j’ai envie de défendre ou pas : il livre un combat contre un ennemi. En l’occurrence, il s’érige contre la police, la loi, et plus largement, pour défendre le monde voyageur qui a souffert, et qui à chaque sortie sans se faire choper triomphe : « on a encore gagné ce coup-ci ».
D’où ce plaidoyer craché par Fred à la face du monde, devant un barrage de flics fantomatiques, comme évaporés dans le clignotement des gyrophares…
Parce qu’à ce moment-là on est presque dans le théâtre. Fred parle au nom de son peuple à lui, de sa famille, et c’est ce qu’il dit : « Moi, les mecs comme moi, on sera toujours là pour les défendre eux, parce que moi je suis éternel », comme John Wayne. Dans La Prisonnière du désert, on arrête pas de lui dire « un jour je vais te tuer, je te ferai la peau », mais à chaque fois il leur répond « not this day ». Il incarne quelque chose : « le type d’homme que je suis a encore un truc à faire », après « je ne manquerai pas de mourir » – comme dirait De Gaulle – mais « not this day ».
Vous recherchez une mythologie du monde gitan, avec ses figures et motifs propres, tout en l’adossant à une autre mythologie, proprement cinématographique, qui est celle du western. Etait-ce une référence consciente au moment de l’écriture ?
Non. Pour La BM c’était assez inconscient. C’est un mélange de ce qu’on a tous à l’esprit, les images qui nous ont marquées… Alors je ne vais pas dire que je suis un fan de tout le western, ce serait faux. Mais dans le western, par-delà son esthétique, son époque, il y a des ingrédients qui m’ont toujours parlé. J’aime croire que certaines personnes ont été, à un moment de leur vie, en contact avec des choses primitives, plus ou moins vierges. Le cowboy, c’est quand même le mec, tel qu’il est montré au cinéma, qui va remplir une mission, qui va d’une manière ou d’une autre, sauver la veuve et l’orphelin, même si c’est un salopard fini – ça j’aime bien, le salopard qui va quand même agir comme il faut. Il y a quelque chose du gitan : je survis, je suis autonome, bon je me fais une gonzesse de temps en temps, mais je reste pas. Et puis il y a un espace qui parle à chaque enfant, les montagnes, les déserts. Moi je les ai découvert quand je suis allé au Mexique ; si je suis allé au Mexique c’est pour ça. C’est le pays des outlaws, c’est la frontière qu’on passe, le Rio Grande, pour échapper à la loi. C’est un monde populaire le western, des colons, des hommes, des femmes, qui prennent diligence, qui ont une mission à remplir : défendre leur famille face à la sauvagerie du monde. C’est presque un monde rêvé, idéalisé, dont personne ne voudrait payer le prix. Mais les gitans payent encore ce prix.
Dans vos deux films, il y a de violentes altercations entre chrétiens et non-chrétiens. Est-ce une réalité de la communauté yéniche ?
Aujourd’hui cette fracture s’est résorbée, pour leur bien d’ailleurs. Tout le terrain est plus ou moins acquis à la cause chrétienne. Et puis, tu vas trouver un gars, the guy, qui vient d’avant l’évangélisation ou presque. Et là, waouh, tu te prends une baffe ! Tout cet univers au milieu du monde contemporain. Ils ont la casquette Nike, ils parlent shit, films américains… D’ailleurs, tous ne voient pas cela d’un très bon œil.
On a parfois l’impression d’assister à un western d’ethnographe, comme si vous troussiez le contemporain pour révéler le primitif caché en dessous.
Dans la fiction et le documentaire, j’ai cette filiation, amoureusement parlant avec Jean Rouch. Pour moi c’est une base. En plus, Jean Rouch va parfois au contact de peuplades africaines, et je sais qu’il exagérait un peu. Parfois les Africains ont laissé dire qu’ils faisaient des choses un peu pour lui faire plaisir, et qu’ils ne chassaient plus tout à fait le lion pareil. Mais Jean Rouch s’en foutait, ce n’est pas ça, ce n’est pas le pur ethnologue. Il fait aussi du pur cinéma, merde. C’est un ethnologue qui fait du cinéma. Il tète aux deux mamelles. Prenez Martin Scorsese, la plupart des gens ignorent ses premières œuvres et sa passion pour ce côté ethnologique, avec d’abord la mafia italienne, qu’il a vue de loin, dans son quartier. Puis il fictionnalise tout cela, il en fait du mythe.
Et puis, vous opérez quand même un geste de dénudement, presqu’un outrage à la pudeur. Lors de l’avant-première, la salle riait de bon cœur. Vous incorporez à votre langage un comique de régression presque burlesque : la merde et les anecdotes sexuelles enrichissent le film d’un humour assez surprenant.
D’abord ce sont des faits, dans les milieux populaires en général, on rigole facilement. Qui n’aime pas rire, me direz-vous ? Mais chez eux c’est un moyen d’échange très clair, la blague, la joute verbale. Faire un film dans le monde gitan sans une touche d’humour, c’est raté. Au Mexique, tout le monde me parlait d’Iñárritu, et un type m’a dit un jour : « C’est bizarre, ce mec, c’est comme s’il n’était pas mexicain. » Je lui demande pourquoi, et il me répond : « Les Mexicains ils adorent rire, ils adorent se moquer un peu de l’autre. » Et c’est vrai, il n’y a aucun humour dans ses films. Donc déjà, si tu parles du milieu gitan sans montrer ça, c’est qu’il y a un truc qui cloche. Ensuite, cet humour est réel. La plupart des phrases que je balance dans le film, je les ai entendues dans le monde gitan. Même la blague sur la « schwarz », dans la bouche de Mickaël : « t’es paumé, t’es dans le noir, t’es comme le cul de ma négresse ». C’est à la fois insultant et douteux, mais je me suis dit qu’il fallait la mettre. Moi je l’ai entendue cette blague, même si Mickaël ne l’aurait pas dit comme ça. D’ailleurs il a eu un mal de chien à le dire ! Mais je la mets quand même, je m’en fous, et je suis bien content qu’elle y soit. Ce n’est pas parce que ça me fait rire, c’est parce que c’est quelque chose « du peuple ». Quand Pasolini filme le peuple romain, il dit « c’est un peuple ». C’est une chose entière, qui a une culture, une pensée. Aujourd’hui il n’y a plus de peuple. C’est juste une idée, une utopie, et dans l’idée du peuple, il y a un vocabulaire et une langue qui réunissent ; il y a une grégarité, aussi. Elle va frôler le vulgaire, le sale, le profane, et en même temps, elle se retourne d’un même mouvement et va vers quelque-chose de poétique. Le peuple ira s’intéresser à une chose qu’un bourgeois ne pourra pas voir… Un buisson, une lumière, une flaque d’eau…
Comme quand Fred réalise qu’ils tournent en rond. La mise en scène nous laisse croire que l’on va assister à une apparition, comme celle du chien angélique de La BM, alors que le personnage fait un constat banal. La langueur des plans et le bourdonnement soudain déjouent la pauvreté de l’événement, et lui confère une beauté insolite.
Au montage on a longtemps travaillé sur ce passage. L’ennui, la durée, tout cela ne nous paraissait pas évident avec Isabelle Proust, la monteuse. Effectivement, c’est ce mélange que j’aime. Quand on fait le grand écart entre une apparition et… Comme Rimbaud, c’est les cathédrales dans les flaques d’eau ! Cette opposition n’existe pas dans le monde bourgeois. On a annulé la vulgarité, de peur de passer pour quelqu’un de grossier. C’est la culture qui a pris le relai. Même dire « je crois en Dieu », c’est presque devenu vulgaire. Dis ça devant deux nanas mignonnes dans un bar bobo, tu passes pour un illuminé, si ce n’est pour un trou du cul. Mais ça, pour moi c’est de la vraie poésie. Tu passes du sentiment le plus fort à un moment où un type explique que le Ricard c’est 4/3, avant d’embrasser son fils en lui disant qu’il l’aime. Cette amitié entre mecs passe par la grégarité… On peut trouver ça dans le foot aussi, même si je n’aime pas le foot. On y fait le procès d’un truc vulgaire, un monde de trous du cul, mais j’aime cette idée de se retrouver ensemble dans quelque-chose d’un peu grégaire, avec les couleurs et tout…
Justement, cette façon d’alchimiste, le côté « sublimation de la merde », semble plus fort dans Mange tes morts que dans La BM, où le comique de situation restait fortuit.
Peut-être parce que ça passe plus par l’histoire que par les dialogues. C’est plus tangible. T’es autour d’une bagnole, t’es recherché par les flics, tu te mets à faire pipi-caca, on voit la pisse, on fait passer le rouleau de PQ, on en rigole, et la vanne est pas mauvaise… Bon, là on y est. Et cette alchimie, c’est comme ça que je veux voir les choses. J’imagine que d’autres ne le verront pas. C’est une chose précieuse, finalement. Pas le pipi-caca, mais ce grand écart entre l’être humain tel qu’il est, tuyaux, animal, tout ça, et la capacité d’entrevoir la petite lumière. Alors quand on a les deux, j’ai envie de dire qu’on est un être mystique, un vrai être humain accompli. Cette façon lisse de nier l’amusement de parler de la petite culotte d’une nana à qui t’as mis un doigt, parce que ça fait pas bien, pff… Les gens ne connaissent même pas leurs classiques… S’ils avaient lu Céline, Jean Genet, Dostoïevski, c’est ça l’histoire de l’humanité ! Il faut être capable de bouffer sa propre merde. Les Gitans, comme les paysans, ont les deux pieds dans la boue, et ils bouffent parfois un peu trop de pâtes avec de mauvais lardons. Mais ils ont autre chose, ils sont dans le grand écart en permanence, et ça les sauve. Ça leur confère une grandeur typiquement humaine, pas prétentieuse.
On pense aussi à Bruno Dumont, par cette façon d’arc-bouter les extrêmes, le sacré et le vulgaire.
Mais il recherche ça. La Vie de Jésus, quand je l’ai vu c’était ça : tous ces petits boutonneux qui sont dans la mythologie d’une espèce de Renault Fuego qui passe à fond les manettes ; ce mec raciste, cette manière de baiser comme un salaud sa gonzesse en rase campagne, etc. Ça cogne. Et lui il filme le peuple, il y va, mais en même temps, c’est la vie de Jésus.
Pourtant, excepté P’tit Quinquin qui change complètement la donne, il n’y a pas de truculence chez Bruno Dumont…
Alors il n’avait pas le côté truculent, mais je crois qu’avec P’tit Quinquin il y est passé. Je crois que c’est ce qui est à l’œuvre, ce qu’il est en train d’opérer. Il y arrive à cinquante piges passées, après avoir fait plusieurs films, dont les derniers étaient peut-être trop ancrés dans l’idée du religieux… Les derniers sujets c’était « La Religion ». Alors que dans les premiers c’était « Dieu est là, mais d’abord t’as des boutonneux en face de toi ». Moi c’est plutôt là que je me place. Dans Taxi Driver tu passes par Travis, qui a une forme d’intelligence, avec cette fulgurance qu’il a en commun avec les Gitans, et en même temps il emmène sa nana au porno, il envoie cette carte postale pathétique à ses parents… C’est vraiment un gars du peuple, il a pas fait d’études, c’est un cowboy, mais il veut faire quelque chose, et il va nous amener vers une rédemption typiquement chrétienne ; loin, comme un saint vengeur, un guerrier, un templier, et ça marche. Aujourd’hui, on ne peut plus commencer le film avec un saint pour finir avec un saint ; commencer le film avec un héros de guerre, pour le finir avec un héros de guerre. Parce que personne ne croit plus à ça. Aujourd’hui, si tu veux rentrer dans un personnage, il faut qu’il ait un truc de toi. Dumont, Scorsese, Ferrara… Le Bad Lieutenant de Ferrara c’est ça, une espèce de flic drogué, un enculé, qui d’un coup va se racheter. Tant que tu ne le fais pas trop en déclarant « c’est Dieu ! », ça va. Il ne faut pas placarder Dieu dès la première image, ça paralyse tout. Et je pense que Dumont, à un moment, a fait passer la charrue avant les bœufs. Il faut pas commencer par l’or, faut commencer par le plomb.
Tout cela est également valable pour la mise en scène, vous vous contentez de peu, tout en apportant beaucoup de soin à l’image.
Tout est là. Quand j’étais électro sur des séries TV, j’avais un chef-op qui me disait : « le meilleur chef-op au monde c’est monsieur soleil. »
En l’occurrence ce serait plutôt messieurs lampadaire et pleins-phares…
Oui, et justement on revient à cette idée de quelque chose de grégaire. Ces lampes jaunes, je les aime bien. Plus on avance vers les quartiers populaires, plus on obtient une accumulation de couleurs et de chaleurs… Parce qu’il n’y a encore aucune loi qui a tout lissé. Plus tu vas dans le monde bourgeois, plus c’est cohérent. Avec Jonathan Ricquebourg, le chef-op, et son assistant Julien, on a cherché à utiliser ce qui était là. 750 000 euros ou pas, ça paye les salaires, ça motive tout le monde, ça nous aide, mais à un moment c’est pas parce que tu auras plus de gamelles que tu parviendras à rendre ça. Dans La BM il y avait la lumière des terrains vagues, beaucoup de couchers de soleil, qui rendent le tout assez merveilleux. Dans un terrain vague ou une flaque d’eau, je cherche toujours le bon reflet. Est-ce que cette flaque d’eau qui s’illumine au milieu du terrain vague ce ne serait pas leur situation à eux ? La lumière atteste cette beauté. Il faut retrouver la même « pauvreté » de lumière qu’il y a à certains endroits ; car cette lumière en dit un peu plus que sa pauvreté.
En parlant de « pauvreté », je me permets de rebondir sur une question d’ordre économique. Comme vous, de plus en plus de cinéastes français dérivent de l’art contemporain au cinéma – on pense à Virgil Vernier, Sophie Letourneur, Justine Triet ou Shanti Masud, qui par ailleurs ne partagent pas grand-chose d’autre avec vous. Aujourd’hui, à quelle économie appartenez-vous ?
Il y a encore quelques jours, j’étais à un vernissage d’art contemporain – je suis d’ailleurs toujours en galerie chez Michel Rein, et c’est honnête de dire que je viens de là, et que j’y suis toujours. C’est un peu une parenthèse. J’ai deux ou trois films que je voue à ce milieu-là depuis La BM, mais que je n’ai pas eu le temps de finir, et encore moins de montrer. Je pense que ça ne va pas tarder, et je pense que ce n’était pas plus mal de faire une parenthèse. À mes yeux le cinéma en est la continuité. Aujourd’hui, je fais des films. Les cases ça m’emmerde. Après, il y a des endroits où montrer le cinéma, et des endroits où montrer l’art. Carne Viva, je l’ai montré au cinéma sous forme de long métrage, et je l’ai montré différemment, divisé en morceaux autonomes qui faisaient le portrait d’une ou deux personnes à chaque fois, dans l’art contemporain. Les deux fonctionnaient différemment. Je pense que c’est la dernière fois que je fais ça, mais à l’époque je l’avais fabriqué avec le soutien des deux mondes.
Et pour l’avenir ?
Pour l’avenir, je vais vers le cinéma, parce qu’il m’a beaucoup donné ; et en même temps je garde un souci d’artiste. J’aime expérimenter, j’aime renouveler certaines choses, même si je suis à nouveau dans le monde gitan. C’est une question de regard, le fait d’accorder plus d’importance aux flaques d’eau qu’à une facture classique, c’est peut-être un geste plus proche du monde de l’art. Chez moi les objets sont très présents, les couteaux, les flingues, une BM, ça me vient sûrement de là.
Et en même temps, avec Mange tes morts, on avance plus fermement vers la fiction, la narration, et le monde du cinéma.
Oui, voilà. Ça va plutôt vers le cinéma, et j’y vais. Mais en évitant de me poser trop de questions parce que c’est paralysant. Aujourd’hui, de grands cinéastes comme Steve McQueen… – enfin, de grands artistes, je dis pas forcément que c’est un grand cinéaste, mais c’est un vrai artiste, répertorié comme tel – font un cinéma de plus en plus classique. Il tourne avec Brad Pitt, et ça ne pose pas de problème dans le monde anglo-saxon. Par la suite, il a d’ailleurs pu jouir d’une énorme exposition en Suisse, etc. Dans le monde français ce n’est pas la même affaire. Ils ont des qualités mais aussi quelques défauts, dont celui d’aimer que les moutons soient bien gardés. Donc tout cela ne dépend pas que de moi. Ça dépend aussi de la nouvelle vision que voudront bien avoir les collectionneurs français. Il y en a comme Antoine de Galbert qui décloisonnent, mais ils demeurent rares. J’incline vers le cinéma, mais je sais que je vais remontrer des travaux dans le monde de l’art. Monde de l’art ou monde du cinéma, cela ne dépendra pas que de moi.
Vous aviez envie de cinéma depuis le début ?
J’aime les histoires, les raconter, les entendre, et aujourd’hui c’est le cinéma qui s’accapare la question de l’histoire : le storytelling. L’histoire, c’est une initiation à la vie qui passe par des symboles, des signes, des mots, des images. Ce n’est pas que de l’Entertainment. Voir un western donne des codes, et toi aussi, un jour ou l’autre, tu auras à choisir entre le bien et le mal. Et peut-être que ces choix tiendront d’un film que tu as vu dans ton enfance.
Enfin, avez-vous d’autres projets avec la famille Dorkel ?
Oui. On va peut-être faire une série télé.
Encore un point commun avec Bruno Dumont…
En effet. C’est un hasard, parce que ça arrive au même moment, mais ce n’est pas vraiment un hasard non plus ; si Bruno Dumont fait une série télé, c’est parce que c’est là que ça se joue. Ils ont besoin, aujourd’hui plus qu’avant, de signatures du monde auteuriste. Ils ont besoin d’écrire des univers inattendus pour que la série surprenne et intéresse. Pour toutes ces raisons, on est pas trop mal placé. Ça me permettra de tourner une nouvelle fois avec les Dorkel, et d’avoir plus de temps d’image pour raconter la culture yéniche en détail. Pour parler des femmes, de l’éducation, et de tout ce que je n’ai pas encore pu développer sur 1h40. Là, je partirai sur trois, quatre, cinq ou dix heures, je n’en sais rien… Mais ça va être chouette !