Il court sans cesse, Ken Scott, depuis la sortie québécoise de son deuxième long-métrage, Starbuck l’été dernier et sa présentation au festival de Toronto en septembre 2011. Cette comédie décalée sur les affres de la paternité et l’anonymat du don de sperme surprend partout où elle est projetée. Nous avons rencontré Ken Scott dans un hôtel parisien pendant ses trois jours de promotion-marathon en France, saisissant l’opportunité de rencontrer un jeune réalisateur issu d’un pays dont les films nous parviennent au compte-gouttes. Sous le coup du décalage horaire et du rythme effréné des interviews, c’est un Ken Scott fatigué qui s’approche de nous. Nous lui expliquons écrire pour Critikat, un site alimenté par la passion de critiques bénévoles : sa curiosité est piquée ! Quand il découvre que nous avons suivi ses premiers pas de scénariste bien avant son passage à la réalisation, l’homme modeste et timide semble presque surpris et sourit de bon cœur.
Vous avez été à l’origine de belles comédies comme scénariste. On se souvient de l’humour loufoque de La Grande Séduction sur fond de discours social. Et vous avez déjà réalisé un long-métrage, Les Doigts croches (non distribué en France). À cette époque, qu’est-ce qui avait motivé votre passage à la réalisation ?
J’ai toujours voulu être réalisateur. J’ai commencé ma carrière dans une troupe d’humoristes (Les Bizarroïdes), pour laquelle je créais des sketches. Avec cette troupe, nous avons souvent participé au festival « Juste pour rire ». Après avoir écrit pour la scène, je me suis mis à travailler pour le cinéma. Le scénario du long-métrage La Vie après l’amour (2000) m’a apporté une première reconnaissance et cette comédie a été un succès au Québec. J’ai ensuite écrit régulièrement pour la télévision, puis j’ai préparé un nouveau scénario de comédie pour le cinéma : La Grande Séduction, réalisé par Jean-François Pouliot en 2004. À cette période, j’étais très sollicité pour mes services de scénariste, même si depuis mes vingt ans, j’avais envie de réaliser. Cependant, après La Grande Séduction, j’avais plusieurs projets en développement. D’un côté, je voulais retravailler avec Jean-François Pouliot. Avec lui, j’avais en projet un film intitulé Guide de la petite vengeance. Puis, j’ai travaillé pour Charles Binamé sur le scénario de Maurice Richard (2005), un biopic consacré à l’ascension d’un célèbre joueur de hockey québécois dans une ligue sportive dominée par des Canadiens anglophones pendant les années 1940 – 50. Tout cela m’a conduit à repousser le fait de réaliser un film. Mais attention, je ne suis pas passé à la réalisation parce que j’étais un scénariste frustré, au contraire : j’ai l’impression d’avoir toujours été très bien servi par les réalisateurs qui ont travaillé à partir de mes textes.
Vous avez réalisé deux films de comédie. L’expérience de tournage de Starbuck a‑t-elle été très différente de celle des Doigts croches ?
Chaque projet est différent, même si on travaille sur le même genre cinématographique. Étant donné qu’on raconte une nouvelle histoire, chaque film constitue un apprentissage différent, avec l’objectif de trouver la meilleure façon de servir cette histoire. Ce qui a été similaire pour moi dans les deux projets, c’était l’intensité du tournage. Pour Les Doigts croches, j’ai tourné en Argentine pendant deux mois loin de ma famille, en immersion. Pour Starbuck, j’ai tourné dans un quartier tout près de chez moi à Montréal et je n’ai pas vu davantage ma famille même si je rentrais tous les soirs. Les journées étaient longues et intenses. Quand on scénarise un film sans le réaliser, on a l’impression d’organiser une grande fête et de s’en aller quand elle commence. Maintenant je fais partie de la fête : je suis sur le plateau et j’ai beaucoup de plaisir à me plonger à corps perdu dans ce travail. Sur le tournage de Starbuck, j’étais très minutieux car dans un film de comédie, tout doit être millimétré. J’ai adoré pouvoir aller au bout de mes idées.
L’essentiel du film est tourné dans un quartier bien particulier de Montréal. Pouvez-vous nous expliquer la spécificité de ce quartier et son choix pour le film ?
La prémisse d’un homme se retrouvant avec 533 enfants est tout à fait plausible, car cela est arrivé aux États-Unis. Le scénario s’inspire de réels faits divers : ce genre de situations s’est produite à plusieurs reprises à cause de l’utilisation massive pour des inséminations artificielles de sperme provenant d’un même donneur. Mais la prémisse du film semble de prime abord loufoque pour les spectateurs ! Je devais donc ancrer le scénario dans une réalité très précise. Le quartier du Mile End, au cœur de Montréal, possède un fort potentiel photographique : il regorge de textures et de couleurs différentes. Il y a beaucoup d’immigrants, beaucoup de boutiques et de restaurants d’inspirations culturelles variées. Avec son look visuel si particulier, le Mile End semblait être le quartier parfait pour les déambulations de David Wosniak. La topographie et l’architecture du quartier, mais aussi son rythme de vie et ses habitants, ont été une source d’inspiration pour donner toute sa couleur au film.
D’habitude, la dimension plastique ne semble pas constituer une préoccupation majeure pour la réalisation de comédies. Mais les qualités formelles de Starbuck sont évidentes et en font toute la singularité. L’ambition esthétique du film semble portée en particulier par le choix d’une pellicule 35 mm.
J’ai vraiment réfléchi à trouver un langage cinématographique adapté aux enjeux de l’histoire. Aujourd’hui il n’y a plus un film qui se fasse sans qu’on se pose au moins la question du support : en pellicule ou en numérique ? Mais, étant donné que Starbuck est construit sur une succession de rencontres, la pellicule m’apparaissait comme un support évident. Elle a permis de donner une plus grande douceur à l’image, en particulier pour le filmage des visages, et d’ancrer les personnages dans le décor. Les spécificités photographiques de la pellicule participent à l’intimité nécessaire entre David Wosniak et ses enfants lors de leurs premières rencontres.
Starbuck doit aussi beaucoup à la justesse de ses interprètes. Patrick Huard est un humoriste très connu au Québec, mais pas vraiment à l’international. En dehors de sa renommée locale, pourquoi l’avez-vous choisi ?
Patrick Huard a commencé sa carrière en même temps que moi : il faisait aussi du stand-up. Voilà comment nous nous sommes connus. Plus tard, en dehors de ses nombreuses performances scéniques, il a joué pour le cinéma. Il avait d’ailleurs un rôle secondaire dans La Vie après l’amour (2000). Nous voulions retravailler ensemble depuis longtemps, mais nous avons eu quelques rendez-vous manqués. Le rôle de David Wosniak, alias Starbuck, nécessitait un acteur solide car le personnage intervient dans chaque scène, presque dans chaque plan. Comme David passe son temps à commettre des gestes et des actes répréhensibles, à prendre de mauvaises décisions, il fallait un interprète charismatique pour permettre l’adhésion du spectateur et son attachement à ce personnage. J’avais besoin de quelqu’un qui soit capable de rendre toutes les subtilités de ce personnage comique et sensible, d’où le choix de Patrick Huard.
Starbuck semble jouer avec une certaine ironie, sur les codes et les lieux communs de la comédie romantique états-unienne. Par exemple, la demande en mariage inattendue de David à Valérie tourne à la dispute. À chaque fois qu’une situation risque de devenir mièvre, le film dérape. Cette tension ironique avec les productions hollywoodiennes était-elle stratégique dans l’écriture du scénario et le travail de réalisation ?
L’idée de se démarquer des films états-uniens n’était pas aussi consciente. Le travail sur le détournement des clichés me vient assez naturellement. Ce jeu de décalage et de surprise me plaît. Dans tous mes projets pour le cinéma, j’ai d’abord envie de raconter une bonne histoire et de faire rire, mais aussi de toucher les gens en abordant avec légèreté des sujets graves (comme l’éthique médicale dans Starbuck ou la désindustrialisation dans le scénario de La Grande Séduction). Je trouve intéressant d’inscrire la comédie dans une certaine vérité. Dans Starbuck, la relation de David avec sa copine est vraiment imparfaite. Elle prend finalement la décision de l’accepter comme père de son enfant et comme futur mari, mais ce n’est pas un happy-end, c’est juste le début d’autre chose, le début d’un grand risque…
En 2011, trente-six longs-métrages québécois sont sortis en salles dans votre province (partagés entre cinéma d’auteur et cinéma commercial). C’est deux fois plus qu’il y a dix ans, mais cela reste un marché restreint. Le succès local de Starbuck est donc un fait important. À quoi tient cette reconnaissance publique et critique du film au Québec selon vous ?
On ne sait jamais à quoi tient le succès. S’il existait une formule magique, on l’appliquerait à chaque fois. Je crois que l’attrait de Starbuck réside dans l’originalité de l’histoire, dans la nature du genre comédie et dans la force d’une thématique riche. Lorsqu’on sort de la salle, certes on a ri, mais on ne va pas se contenter de dire « Ah, le pop-corn était bon ! ». Le film incite à la discussion dans le prolongement de sa projection. Il peut être le point de départ de débats sur le sujet de la paternité mais aussi du don de sperme. Les enjeux éthiques de ce type de don relèvent d’une problématique extrêmement moderne et actuelle. Ce film n’est donc pas que légèreté : il y a un véritable dilemme dans Starbuck. La question de la levée de l’anonymat des donneurs divise aujourd’hui la communauté scientifique. Quand on voit les enfants de David Wosniak dans Starbuck, on se dit qu’ils devraient avoir le droit de savoir qui est leur père, car tous les citoyens à travers le monde ont le droit de connaître leurs origines. Les enfants nés de dons anonymes apparaissent comme des citoyens de deuxième ordre. Mais, en même temps, sans anonymat, pas de dons, donc pas d’enfants…
Depuis la présentation de Starbuck à Toronto en septembre 2011, l’intérêt pour le film ne fait qu’augmenter. Les droits du film ont été achetés par DreamWorks. Savez-vous qu’elle va être votre implication dans ce remake américain ?
Un remake est aussi en préparation à Bollywood ! Pour celui-ci, je n’aurai aucune implication, même si je suis ravi qu’ils s’emparent de cette histoire à leur façon. Je suis très curieux de voir le résultat. Dans le cas des États-Unis, les choses sont très différentes, car je vais scénariser et réaliser cette nouvelle version. Plusieurs studios américains étaient intéressés pour produire un remake de Starbuck. Mais, chez DreamWorks, nous avons trouvé de bons partenaires : ils partageaient ma vision et voulaient vraiment faire le même film que moi. C’est un cas assez rare, presque unique, de pouvoir être à ce point impliqué dans un remake aux États-Unis. Je fais d’abord du cinéma pour aller à la rencontre des spectateurs. Écrire et réaliser le remake de mon propre film à Hollywood, c’est donc une extension de ce désir vers le public américain. J’espère pouvoir raconter la même histoire en intégrant les spécificités de la culture américaine.
Proportionnellement aux films québécois produits chaque année, peu de ces films sortent dans les salles françaises. Pensez-vous que les pays de la francophonie devraient être plus solidaires dans leurs choix de distribution ?
Le problème est réel. Et, de la même façon, très peu de films français sortent au Québec où nombre d’écrans sont monopolisés par les films américains. Il y a un travail à faire pour que les films en langue française puissent mieux circuler, au-delà du réseau très utile des festivals.
Ces derniers mois, des nouvelles du « printemps érable » nous sont arrivées régulièrement, faisant état de la violence des affrontements entre les étudiants grévistes et la police, mais aussi de la difficulté des négociations avec le gouvernement québécois. Ces événements vous inspirent-ils des idées de films ?
Ah ! Tout ça est très présent dans le quotidien au Québec. Les gens ont des opinions très tranchées sur le sujet et sont passionnés par cette problématique. Je suis sûr que des réalisateurs vont s’emparer de ces événements pour faire des films, tout du moins je l’espère. Nous sommes vraiment dans une période marquante pour le Québec : j’ai rarement vu une situation engendrer autant de débats et de conflits. En ce moment, il n’y a pas moyen de s’asseoir pour un dîner sans que le sujet vienne sur la table, avec des discussions corsées sur la position à avoir face à cette situation de trouble politique et social. Nous vivons vraiment quelque chose d’important au Québec en ce moment.