Alors que sort enfin Damsels in Distress, son quatrième film après Metropolitan (1990, Prix de la Critique Internationale à Cannes), Barcelona (1996) et Les Derniers Jours du disco (1998), il fallait rencontrer Whit Stillman, cinéaste new-yorkais rare et francophile qui a longtemps vécu à Paris, et ainsi mettre en lumière son comique chaleureux et unique. Dans un café de Saint-Germain-des-Prés, Stillman ne pouvait qu’être à son aise, même en français, lui dont les films reposent en premier lieu sur la joie de l’amitié et des communautés musicales. Enfin de retour, il déclare pour commencer : « Je vais vous faire une confidence : mon vrai nom est “Abba” Whit Stillman. Dans la liste des entretiens de Critikat, je suis le tout premier, même avant le réalisateur africain. (Abderrahmane Sissako – ndlr) » Tout son humour est déjà là.
En 1998, avec Last Days of Disco, vous nous aviez laissés avec une comédie sentimentale sur un groupe de jeunes diplômés fans de disco dont les relations ne cessaient de permuter. Finalement, Damsels in Distress reprend le même canevas, mais semble le raffiner et affirmer une vraie posture comique qui vous détache des références de l’époque (Rohmer new-yorkais ou disciple de Woody Allen). C’est vous qui avez écrit le script. Qu’aviez-vous en tête en l’élaborant, qu’est-ce qui l’a motivé ?
Je voulais en fait changer et devenir un scénariste qui vit de ses scripts. C’est ce que j’ai toujours voulu faire. Je le faisais avant, de temps à autre, pour gagner ma vie. C’est une psychologie différente. C’est plus difficile de monter les films si on pense comme ça. En 1999 – 2000, j’avais un projet à la télévision, un contrat pour écrire un drame sur Wall Street, ce qui m’intéressait énormément puisque je suis issu d’une famille de banquiers. Lorsqu’ils ont annoncé qu’un autre projet sur le sujet avait été acheté, on m’a demandé de changer l’histoire, le tout en six semaines. Sinon, la chaîne ne payait pas. Je me suis dit : « qu’est-ce que je peux faire ? », et j’ai entendu parler d’un groupe de six filles qui ont changé leur monde en mettant des parfums très forts, en s’habillant très bien, en faisant la fête, et c’était la joie. Avant, j’étais déprimé et j’ai pensé que c’était une bonne histoire. Je suis passé de six filles à quatre (pour des raisons économiques de cinéma indépendant américain) et je leur ai donné dès le départ des prénoms de fleurs. Il y avait aussi ce système de fraternités avec des lettres romaines, pas grecques, qui est un peu une blague car à Harvard il y a des lettres romaines, c’est très snob – pas comme le reste du pays.
C’était moins réaliste que mes autres films mais c’était impossible d’imaginer le scénario sans cela. Je n’avais rien conçu du scénario à part ces idées. J’avais eu cette série d’échecs à Londres, en Chine, en Jamaïque… J’avais des producteurs anglais qui, à chaque fois, avaient un problème et les projets ne se faisaient pas. Finalement, je suis rentré aux États-Unis et j’ai écrit cette comédie que Liz Glotzer de Castle Rock, la société de production de Rob Reiner, a produite. J’ai écrit le scénario assez vite. Dans mes projets de ces dix dernières années, tout était changé. Avec mon scénario en Jamaïque, j’ai dérangé les Anglais parce qu’il y avait des anges. Dans les comédies américaines, on a l’habitude des anges comiques. Il y avait un film avec Cary Grant sur l’ange Michael dans les années 1930. Dans Damsels in Distress, il y a des histoires de filles et de garçons mais d’une manière irréaliste. Il y a d’autres films qui ont fait des choses similaires que j’ai beaucoup aimés, mais je ne peux pas les citer parce qu’ils ne sont pas appréciés ici, en France. J’aime beaucoup les comédies françaises grand public, comme celles de Francis Veber. Je ne veux pas déranger la critique française. Il y a trop de préjugés souvent vis-à-vis de ça, tout doit être réaliste. C’est toujours valorisé mais je pense que ce n’est pas un bon critère. C’est plus facile de réussir avec un film réaliste, les films fantastiques ne marchent pas bien.
Ce qui frappe dans ces deux films, c’est la circulation des motifs entre les films : la rivalité brune versus blonde, une cruelle perte d’innocence (ici avec « l’amour à la Cathare »), un groupe de jeunes étudiants élitistes, un goût pour la danse qui finit en apothéose. Que sont ces motifs pour vous ?
Il n’y a pas beaucoup de monde qui pense ça. Beaucoup pensent qu’il y a une grande différence entre ce film et les autres. Il y a une chose, c’est que j’aime les deux actrices de la même manière. J’adore Chloë Sevigny, j’adore Greta Gerwig. C’est intéressant car elles arrivent à leur objectif d’une manière complètement différente. J’ai envie de faire jouer les deux dans un film, ensemble.
Sur les motifs brune/blonde, c’est très bizarre parce que beaucoup de gens aiment la brune de Damsels in Distress, Analeigh Tipton. C’est une très bonne actrice, mais elle rend le rôle trop sympathique. Dans ma tête, elle était très belle pour les hommes mais un peu opaque, peu intéressante, conformiste. Pas comme Kate Beckinsale dans Last Days of Disco, elle, elle était méchante. Mais c’est très bien de regrouper ces deux films. L’idée que j’avais, c’était qu’à la fin des Derniers Jours du disco, la fantaisie commence. Je me suis dit que ce film, Damsels in Distress, continuerait ça. Ça n’est pas vraiment la continuation du film, c’est celle de son final. Mais c’est vrai que Barcelona reprenait ces motifs, une « bonne blonde » et une brune antipathique. Il n’y a que dans Metropolitan qu’il y a une « bonne brune » !
Sur la danse, c’est l’utopie sociale qui me manquait quand je suis sorti de l’université. C’était avant l’époque du disco et c’était terrible, la vie mondaine ; il n’y avait pas d’affection, pas de lien entre les gens. Je me souviens, je lisais Tolstoï et, pour moi, c’était une utopie, cette famille, ces amis où, dans les grands bals, tous se connaissent. Dans le monde moderne, on a perdu ça. À l’époque, en 1976, il n’y avait pas de bonne musique, pas de danse. À seize ans, je suis venu à Paris à l’été 1968, en juin, avec un groupe de vingt-cinq filles et garçons, BCBG, venus des grandes écoles. C’était génial, il y avait plein de petites discothèques, alors qu’à New York, Londres, on dansait un peu mais c’était chic. C’est une des plus belles expériences que j’ai eues. Et c’est grâce à ce voyage en France que j’ai trouvé un type très sociable qui m’invitait souvent et que j’ai eu la matière pour Metropolitan. J’adorais les discothèques des années 1960. Tout ça n’existait plus dans les années 1970. Il y a eu ces cinq années de drogues, de dépression où j’avais les cheveux longs et qui ont fait que j’ai adoré quand la musique disco est arrivée. Pendant les années 1960, la musique de la Motown, dans les radios américaines, était séparée de celles qui passaient de la musique pop. Du coup, je n’aimais pas. En fait, il y avait une ségrégation musique noire / musique blanche. Ce n’est que des années après que j’ai découvert ça : Harold Melvin, Gamble & Huff, Philly Soul… On a mis beaucoup de musiques dans Les Derniers Jours du disco mais ça, c’était vraiment celle de l’époque que j’écoutais.
Il y a une unité, quelque chose qui prend bien, en tout cas, dans ces motifs du disco, de la danse, du groupe.
C’est quelque chose d’utopique parce que je n’ai pas beaucoup connu ça. Sauf à Paris. Je sais que c’est un peu cliché mais ici, on discute avec quelqu’un de projets sérieux au déjeuner et on peut inviter d’autres personnes à vous rejoindre pour dîner, et continuer. J’adore ça.
Mais dans Les Derniers Jours du disco, c’est plus déceptif sur cette question, à la différence de Damsels….
Oui, dans Les Derniers Jours…, je voulais prévenir mes filles, elles étaient jeunes à l’époque. Il y a des gens méchants dans le monde : précaution sur les hommes. C’est un peu éducatif pour les filles. Ma fille cadette est à l’université et joue avec ses amies dans la première scène de danse, au D.U. dans Damsels… (la fraternité du copain de Violet – ndlr).
Le comique est très langagier, tout repose sur les échanges. Comment concevez-vous la comédie ?
C’est très difficile pour moi de commencer un scénario. C’est créer un monde, une série de personnages. Je suis tout seul, je bois énormément de café et je pense à ce que le personnage peut avoir comme idée. Dans la comédie, les personnages ont souvent une idée fixe et je veux qu’il y ait des vérités dans le film. Pas une vérité figée mais une vérité des idées, des émotions, comment les gens sont entre eux. Souvent, il y a une déclaration où il avoue tout à un autre personnage. J’écris ça, et je reste les autres journées suivantes à me dire : « Ce que le personnage a dit n’est pas vrai, il faut éliminer ça. » Et puis je me dis : « Non, il faut que l’autre personne dise le contraire, corrige ça. » Et je continue à dire, corriger, dire, corriger… J’ai un point de vue mais je ne veux pas qu’il soit dominant pour le spectateur. Je pense qu’il y a des films tendancieux où il y a une manipulation que je ne trouve pas correcte. Par exemple, ça n’a rien à voir, mais dans La Bataille d’Alger de Pontecorvo, il y a un point de vue du côté des Algériens mais le film devient tellement correct que tout le monde peut voir le film et penser ce qu’il veut. J’ai mes préférences, et moi j’aime bien ça. Dans mon film, j’ai pensé que les gens pourraient ne pas aimer ces personnages, que certains les détesteraient et pourraient peut-être quand même aimer le film. Il y a beaucoup de monde qui déteste le film, j’espère qu’à long terme ils l’apprécieront.
Ce qui frappe, c’est que dans la comédie, c’est souvent balisé, on sait si c’est absurde, acide, névrotique à la Woody Allen… Dans Damsels…, ça donne un genre de comédie complètement nouveau.
Oui, les éléments changent. Ce n’est pas fixe. À une époque je souffrais de ne pas réussir mes projets. Pour ce film, c’était étrange parce que le contrat, c’était d’écrire trente pages, pour voir. C’était tellement heureux, ce scénario, avec toutes ces idées comiques qui me venaient sur les personnages. Le dernier tiers, surtout, est un peu à part. On m’a reproché d’inclure des éléments nouveaux. Normalement, il faut terminer dans un film sur les thèses qu’on a lancées. J’ai tourné le film sans décider ce qu’on peut éliminer du dernier tiers. Il est possible que j’aie trop coupé. Il y a une séquence vraiment géniale avec Adam Brody, vers la fin du film, que l’on pourra voir quand il sortira en DVD. Peut-être que c’était une erreur mais les distributeurs me disaient de faire toujours plus court. Mais c’était vraiment la meilleure séquence du personnage d’Adam Brody dans le film.
Comment vos comédies sont-elles perçues aux États-Unis ?
J’ai eu le sentiment que l’expérience de Metropolitan était de trop. C’était un peu un « film-Cendrillon ». Je pense que c’est un peu surestimé. Je ne peux plus faire un film sans qu’il y ait une comparaison avec Metropolitan. Ce n’est pas intéressant pour moi parce que j’aime toujours plus le dernier film. Je pense qu’il y a des choses plus intéressantes dans Damsels…. À chaque film, c’est comme si le dernier était mieux. La sortie des Derniers Jours du disco était assez difficile aux États-Unis, et maintenant c’est l’inverse.
Est-ce que vous pensez un jour faire autre chose que des comédies ?
Oui, j’aimerais bien mais c’est un peu trop tard maintenant. Mes projets pendant ces dix années étaient très différents. Maintenant je suis plus âgé, il faut vraiment que je fasse mes films. J’ai trois ou quatre scénarios assez complets. Peut-être que mon film jamaïcain, je vais le faire presque sans argent parce que l’acheteur des droits du film ne veut pas d’histoires avec des personnages noirs. Je ne sais pas, c’est plutôt un problème en Europe qu’aux États-Unis. Il faut que je fasse ce film avec peu d’argent. Mais je me dis qu’en Europe il y a un intérêt certain pour tout ce qui concerne la musique noire, les Caraïbes. Mais Spike Lee a fait des films qui ne sont pas sortis en Europe, comme son deuxième film, School Daze (1988, connu sous le nom de Classe tous rires – ndlr). Je l’aime beaucoup, il y a beaucoup de parallèles avec Damsels…. Il utilise très bien cette musique dont j’ai parlée, la « Philly Soul ».
On sent que la rencontre avec Greta Gerwig a été déterminante pour Damsels in Distress. Comment l’avez-vous découverte ?
Oui, elle a été très importante. J’avais une autre idée d’actrice, très sympathique, très bien pour le marché étranger, pour Violet ; et Greta pour Lily. Parce qu’au départ je pensais Lily comme une belle femme, donc comme c’était une belle blonde… Et puis j’ai discuté avec elle et elle m’a dit qu’elle aimerait faire le film, qu’elle aimait bien Lily mais qu’elle préférait jouer Violet. Et elle a insisté pour montrer qu’elle pouvait chanter et danser. C’est une fille très gaie, très sympathique, très intelligente. Elle n’est pas compliquée. C’est une chic fille. C’est une comédienne qui vient en plus du milieu de mes personnages. Elle était au Barnard College, a fait l’école de filles de Columbia où elle a fait des musicals. Elle a commencé comme danseuse à douze ans. Je vais refaire un film avec elle, Chloë Sevigny, Adam Brody et Chris Eigeman, c’est mon acteur fétiche depuis les autres films. J’adore travailler avec les mêmes acteurs si je peux. Sur Damsels…, j’aime beaucoup les acteurs comiques qui jouent Frank, Thor…
Et puis il y a la rencontre avec Lena Dunham.
Oui, elle est arrivée comme actrice pour le rôle de Heather qui est un peu cliché, sexy. C’était une journée où j’étais déprimé parce qu’il y avait de très bons comédiens mais le scénario sonnait comme du plomb. J’ai douté de tout. Et elle était très enthousiaste, elle savait quoi faire de notre script très étrange, c’est-à-dire le rendre humain et comique. On est devenus très amis. Elle m’a présenté sa productrice de Tiny Furniture, Alicia Van Couvering, qui avait l’habitude des films à petits budgets ce qui fait qu’on a bien géré l’argent du film. Au dernier moment, Lena n’a pas pu faire son caméo, elle n’avait pas le temps. Aubrey Plaza, Lena, Greta, c’est un peu un Brat Pack. Ses amis du mumblecore nous ont beaucoup aidés. Il y avait moi, et tous les autres qui avaient moins de 25 – 30 ans. C’était moi qui les suivais, surtout avec la question des technologies numériques.
Je suppose que c’est une question qui revient tout le temps, un peu ennuyeuse peut-être mais, comme vous êtes souvent comparé à Woody Allen, quel est votre sentiment à l’égard de ça ? Vous sentez-vous proche de son cinéma ou est-ce une pure lubie de critique ?
Quand Metropolitan est sorti, beaucoup de critiques l’ont décrit pour leurs lecteurs comme un film quelque part entre Woody Allen et Éric Rohmer – ce n’était pas « comme » mais « entre » eux. Je ne me rendais pas pleinement compte de la dette que nous avions envers Woody Allen qui a en quelque sorte créé l’atmosphère cinématographique dans laquelle nous baignons. Mais c’est le premier des quatre films qui semble avoir un lien plus direct dans le sens où il s’est toujours risqué à aller au-delà du cadre du naturalisme pour un amour plus grand – celui de la bonne blague.
De manière générale, durant ces quinze dernières années, la comédie US a beaucoup changé. Quels films, acteurs, réalisateurs vous ont semblé importants ? Et au-delà des États-Unis, comme vous évoquiez les comédies françaises. Je suis curieuse de savoir ce qui vous a intéressé, inspiré ou ce qui vous a déplu dans les comédies durant cette période.
La plupart des films de cette période que j’ai aimés et qui m’ont inspiré ont été si détestés par les critiques que je n’ose pas les mentionner ! La série Desperate Housewives a fait, je trouve, un usage très intelligent d’une structure narrative combinant la comédie au drame. J’aimerais un jour utiliser cela à d’autres fins. Bien sûr, j’aime Rushmore de Wes Anderson, bien qu’il ait complètement divisé ma famille. Pour moi, Bill Murray est l’ingrédient secret de la réussite des comédies « indé » américaines (Broken Flowers, Lost in Translation, La Vie aquatique). Je regrette de n’avoir jamais eu la chance de faire un film avec lui – et les privilèges qui vont avec ! J’ai finalement découvert Will Ferrell en emmenant mes filles voir Elfe à l’UCG Les Halles et je l’ai rencontré plus tard. Il est aussi drôle et charmant à la ville qu’à l’écran. En un sens, la partie sur la fraternité D.U. de Damsels est un film de Will Ferrell juniors. J’admire énormément les comédies grand public françaises – territoire que les studios américains ont largement abandonné à l’acquisition de droits pour en faire des remakes, comme une petite industrie. Je pensais que La Dilettante aurait bien pu faire un bon remake pour des auteurs de comédies américains qui ont perdu en inspiration.
Quels sont vos projets maintenant ? Vous évoquiez un film surprenant en Jamaïque, est-ce celui avec Chloë Sevigny, Greta Gerwig et Adam Brody ? Pourriez-vous avoir un projet en France ?
Pendant les sept ans où j’ai vécu à Paris, entre la publication de mon roman, The Last Days of Disco, with Cocktails at the Petrossian Afterwards (Farrar, Straus & Giroux, 2000 – ndlr) et le moment où je suis parti pour Madrid puis pour les États-Unis en 2007, j’ai pu travailler à bon nombre de scénarios dont quatre pourraient faire de bons films selon moi. Mais à cause des complications sur la question des droits, je n’en tournerai probablement que trois d’entre eux. J’ai appris qu’il était mieux de ne parler d’aucun projet qui ne soit déjà tourné. Donc le seul dont je parle est celui que j’ai évoqué dans un article du Guardian en 2006. C’est un film autour d’un groupe de jeunes gens d’une église jamaïcaine l’année de l’indépendance de l’île, en 1962. Ils découvrent le monde (they come out into the world – ndlr) à la grande époque du ska et du rocksteady jamaïcains qui seront l’arrière-plan du film. Ce scénario a viré au fantastique avec l’apparition d’anges – Damsels n’est donc pas mon coup d’essai pour échapper au naturalisme.