Partant du postulat défini par Kracauer à propos du cinéma allemand de l’entre-deux-guerres selon lequel « les films fantastiques reflètent spontanément certaines attitudes symptomatiques du malaise collectif », cet ensemble d’articles, dirigé par Laurent Guido, enseignant en cinéma à l’université de Lausanne, se propose « d’interroger la problématique de l’angoisse sociale telle qu’elle se (re)formule dans le cinéma américain, de ses origines à nos jours ». Programme ambitieux s’il en est. Deux aspects principaux s’en dégagent : la technophobie empreinte de misogynie et la peur de l’Autre sous toutes ses formes.
L’Homme invisible (The Invisible Man) réalisé par James Whale en 1933 est l’une des premières incarnations de l’angoisse générée par le progrès scientifique et technique. Tourné dans les premières années du cinéma sonore, au moment même où la radio devient omniprésente aux États-Unis, ce film met en scène la figure archétypale d’un savant fou, une voix sans corps. Médium acousmatique, la radio y est représentée dans toute l’ambivalence qui la caractérise : outil de communication au service de la démocratie et instrument potentiel de propagande dans les mains d’apprentis dictateurs.
Après la Seconde Guerre mondiale, alors que le statut de la femme américaine se modifie, on assiste à la combinaison des thèmes liés aux craintes du développement scientifique sur fond de guerre froide à ceux ouvertement misogynes produits par une société patriarcale et puritaine en perte de repères. Énième avatar des films de monstres des années 1950, Attack of the 50 Foot Woman de Nathan Hertz, revisite l’abondante thématique du « corps à géométrie variable ». Le personnage féminin central (riche, névrotique, mariée sans enfant) qui figure déjà l’anormalité devient, après un contact radioactif extraterrestre, un être gigantesque semant la terreur sur son passage. « Symbole d’une sexualité libre et gratuite », cette surfemme est vue comme une menace réelle pour la norme que l’ordre patriarcal voudrait imposer.
Dans les années 1960 – 1970, la seconde vague du féminisme américain s’attaque aux représentations d’une femme passive pur objet sexuel. En 1975, The Stepford Wives de Bryan Forbes, adaptation du roman d’Ira Levin, prend pour cadre une communauté (idéale ?) où les maris tentent de reconquérir leur rôle traditionnel en transformant leurs épouses en robots. Cette vision paranoïaque des mécanismes rétrogrades à l’œuvre dans la société américaine a été revisitée en 2004 par Frank Oz. Le Backlash, mouvement idéologique des années 1980 alléguant le fiasco des idées féministes, est passé par là. Pas étonnant alors que le concepteur de la robotisation se révèle être une femme. Le 21e siècle hollywoodien semble toujours friand du discours associant peur des machines et haine des femmes. Terminator 3 et I, Robot « reconduisent les mécanismes projectifs et la vision paranoïaque d’une masculinité épouvantée à l’idée d’être dépossédée de sa souveraineté » et proposent « une réponse imaginaire à une réalité précise ».
Si la peur de l’autre n’est en rien une forme de représentation spécifiquement américaine, elle adopte néanmoins dans le cinéma hollywoodien des aspects propres à la culture outre-atlantique. En 1956, Invasion of the Body Snatchers de Don Siegel met en scène une « communauté consensuelle imaginaire » menacée par l’altération insidieuse de certains de ses membres qui se manifeste par le regard. Ce fantastique « sans monstre » est symptomatique de la désagrégation de valeurs communes à l’origine du rêve américain : la menace est endogène, tout front commun contre l’ennemi est par essence impossible.
Les États-Unis forment aussi « Nation bâtie sur un génocide ». La culpabilité collective originelle transparaît dans la peur de l’Indien qui trouve son expression par exemple dans Fog de John Carpenter où la possession spirituelle par les fantômes n’est que la juste conséquence de la dépossession territoriale dont les Amérindiens ont été victimes. Cette forme d’aliénation se manifeste par « une régression à l’état sauvage » et la « libération de l’agressivité refoulée sous le vernis de la civilisation ». The Amityville Horror ou Shining expriment aussi « cette terreur de se voir possédé par l’Autre […] révélatrice de la mythologie construite autour de l’Indien ».
Ce dernier n’est pas le seul représentant de l’altérité dans la société américaine. Au cours des années 1990, la firme Marvel propose différentes adaptations cinématographiques de ses héros de bande dessinée. Il est intéressant de se rappeler que les X‑Men ont fait leur apparition en 1963 après la marche pour les droits civiques et de fait, la problématique raciale y est très explicite. Les mutants sont craints et persécutés car différents, ils sont prêts à se sacrifier pour défendre leurs valeurs.
La crainte a souvent été exploitée par le cinéma hollywoodien pour inviter le spectateur à tirer un enseignement, une leçon de morale. Les films catastrophe peuvent ainsi montrer la « fragilité des entreprises humaines » face aux éléments naturels (Poseidon, La Tour infernale…) tout en étant l’occasion de valoriser le courage individuel et le dépassement de soi, deux thèmes chers à l’imaginaire américain. Quant à la figure du vampire (Entretien avec un vampire, La Reine des damnés) tout en symbolisant le danger de l’Autre et l’emprise sociale d’une élite sur les couches populaires, elle permet de démontrer que la non-adhésion aux normes est porteuse de souffrance et que l’assouvissement des passions est une menace pour la civilisation.
Le large panorama offert par Les Peurs de Hollywood met en évidence que les angoisses d’hier et d’aujourd’hui sont principalement les mêmes. De l’icône King Kong, « film corvéable à merci », que l’on peut interpréter comme le reflet de la Grande Dépression, la figure fantasmatique du Noir ou un monstre freudien, au plus contestable Starship Troopers qui pourrait être l’émanation cinématographique de « la fin de l’Histoire » prônée par Fukuyama, une charge contre l’impérialisme américain ou l’expression d’un anarchisme de droite, les films fantastiques hollywoodiens véhiculent des angoisses consubstantielles de l’environnement politique et social où ils ont vu le jour. Le spectateur européen trouvera ici sans nul doute matière à réflexion sur ce qui caractérise ses propres peurs ou sur la contamination de son imaginaire par des thématiques exogènes.