Ours d’or mérité à la Berlinale 2009 (au sein d’une compétition paraît-il médiocre), le deuxième film de la réalisatrice péruvienne Claudia Llosa explore avec un mélange remarquable de crudité et de poésie les blessures d’un peuple à travers celles d’une femme. Une révélation, qui confirme la belle tenue du cinéma d’Amérique Latine.
Dans les années 1970 à 1990, une guérilla entre militaires au pouvoir et combattants marxistes du Sentier Lumineux et de Tupac Amaru a ensanglanté le Pérou, y faisant près de 70 000 victimes, principalement au sein de la population indienne quechua. Comme des milliers d’autres femmes, la mère de la belle Fausta a été violée pendant cette période, alors qu’elle était enceinte. Sa fille, elle, n’a pas directement connu la guerre, mais souffre de la teta asustada (le « sein effrayé »), une « maladie » qui se transmet par le lait maternel : selon les superstitions locales, les enfants du viol sont privés de leur âme, qui est allée se cacher sous la terre pour échapper à l’horreur qu’ont subie leurs mères… Aujourd’hui, Fausta vit à Lima dans la famille de son oncle, organisateur de mariages. Elle fuit la compagnie des hommes, se protège d’éventuelles agressions en cachant une pomme de terre dans son vagin. Elle n’est elle-même qu’avec sa mère, avec qui – très belle idée – elle ne s’exprime qu’en chansons qu’elles se composent l’une pour l’autre.
Le début, avouons-le, fait un peu peur : après que le générique a énuméré la liste (impressionnante) des fonds d’aide au cinéma qui ont participé au financement du film, on pense avoir affaire à un énième produit de festival calibré pour plaire aux critiques internationaux. Ces craintes sont rapidement dissipées par le saisissant sens du cadre et du rythme dont témoigne la mise en scène, et qui dépasse de loin ce que l’académisme d’auteur produit ordinairement. Il ne s’agit pas là d’exotisme facile pour public occidental cultivé, mais d’une œuvre maîtrisée de bout en bout, à la fois exigeante et accessible, mise au service de la mémoire d’un peuple, de ses souffrances passées et présentes. Pour autant, Claudia Llosa ne sacrifie pas son récit et ses personnages à cette noble ambition, pas plus qu’elle ne cède aux sirènes du maniérisme : elle parvient ainsi à composer un admirable portrait de femme blessée.
Le scénario dévoile petit à petit, par touches subtiles, l’aliénation dont a hérité Fausta et son chemin vers la guérison, bel horizon du film. La jeune femme, remarquablement interprétée par Magaly Solier, s’est protégée derrière une carapace contre laquelle viennent buter tous ceux qui tentent de l’approcher. La mise en scène respecte ce refus d’être au monde : plutôt que de l’exposer brutalement, elle s’organise autour du mystère de ce personnage revêche, elle le cerne pour mieux déceler les symptômes du mal qui le ronge – et en guetter, qui sait, les premiers signes de rémission.
Cette délicatesse n’empêche pas une certaine crudité, commune à la plupart des films sud-américains. La façon dont le corps de la mère défunte est lavé, puis empaqueté, puis caché ; les petites mesquineries de la famille de Fausta ; le mélange de rudesse et de bonhomie impersonnelle des médecins ; les conséquences de la présence, obscène et incongrue, de cette pomme de terre : tout cela est exposé sans fard. Mais sans condescendance non plus : le regard de la réalisatrice, et donc du spectateur, ne surplombe jamais les personnages. Ainsi, si la mise en scène sait croquer le ridicule des mariages organisés par l’oncle de Fausta – avec leur extravagance et leur kitsch, leur absence de moyens masqués derrière un abondant et clinquant décorum (les mets du repas de mariage sont en plastique, et une fois exposés on les remmène en ne laissant aux convives que des chips !) – elle révèle surtout le besoin de dignité dont témoignent ces citadins pauvres qui survivent dans un semi-bidonville coincé entre Lima et les paysages andins sauvages et arides. Le plus étonnant est encore que ce sens aigu du détail grotesque (certains plans flirtent avec le surréalisme) ne vient jamais jurer avec l’élégance formelle de la mise en scène, ou avec la retenue avec laquelle la réalisatrice péruvienne sait sonder les abîmes de son personnage. On n’est pas chez Kusturica…
Comme de nombreuses œuvres latino-américaines, Fausta, La Teta Asustada est aussi en prise directe avec la société de son pays, dont elle dévoile les clivages économiques et sociaux à travers le parcours de son personnage principal. La jeune femme va ainsi passer un pacte faustien avec la riche pianiste chez qui elle travaille comme domestique : en échange des perles d’un collier, elle devra chanter pour celle qui a su remarquer son don. L’ambiguïté de la relation entre les deux femmes – la concertiste témoigne-t-elle d’un intérêt sincère pour sa bonne, ou bien la vampirise-t-elle ? – ne dure qu’un temps : avec une remarquable économie de moyens – quelques paroles, quelques regards surtout –, Claudia Llosa sait mettre en lumière une insidieuse mais implacable violence de classe.
Mais le film n’est pas seulement l’histoire d’une dépossession, c’est aussi et avant tout celle d’une reconstruction. En prenant le risque de vivre – et de se blesser –, en se laissant doucement approcher et apprivoiser par le jardinier, bel homme doux subtilement érotisé par la mise en scène, Fausta se voit donner une chance de renaître, de se réconcilier avec le monde. Et la magnifique promesse d’avenir qui se dessine sur le visage de l’actrice à la toute fin du film est le plus beau cadeau que pouvait offrir la réalisatrice à son personnage – et aux spectateurs.