L’action d’Ordinary People s’étale sur une seule journée : une de ces journées d’été banales et ensoleillées, pendant lesquelles on n’imagine pas que peuvent se commettre les pires atrocités… La banalité du mal, disséquée dans le premier long métrage remarquable d’un jeune cinéaste serbe.
Après leurs habituelles corvées matinales accomplies avec un zèle mécanique, sept soldats s’engouffrent dans un car qui les emmène vers une destination inconnue. Au terme d’un long trajet, ils sont finalement déposés dans une ferme isolée et déserte, entourée de champs baignés de soleil. Une nouvelle attente commence, interminable, aussi accablante que la chaleur. Arrive un autre car, d’où descendent des civils maintenus en respect par d’autres soldats : la sale besogne va pouvoir commencer.
Du septuor de soldats se détache rapidement Dzoni, au beau visage sombre et buté. Plus un adolescent, pas encore tout à fait un adulte, il s’est engagé dans l’armée presque par hasard, par défaut. Lorsque la teneur de leur mission deviendra évidente, il sera le seul parmi ses camarades à faire preuve d’un début d’insoumission, par un faible « Je peux pas » que les autres, à commencer par l’officier à lunettes noires qui les supervise et les surveille, feront tous mine de ne pas avoir entendu. Mais si la timide insubordination de Dzoni représente un espoir, c’est un espoir brisé avant que d’avoir pu éclore : trop jeune, trop inconscient, il finira lui aussi par obéir aux ordres.
Ce qui frappe, dès la séquence d’ouverture, c’est le sens de la durée dont fait preuve le réalisateur de trente-trois ans. Les ellipses sont rares, tout semble tourné en temps réel. En prêtant une attention méticuleuse à chacun des gestes de ses personnages, Vladimir Perisic fait ressentir le déroulement du temps, tout en maintenant dans chaque plan une tension permanente grâce à la rigueur de cadres remarquablement composés et à un scénario très construit.
La mise en scène ne sombre jamais dans la complaisance envers la barbarie : les exécutions, à une exception près (celle de l’enfant, en fin de journée, quand les soldats fatigués ne sont déjà plus que les rouages insensibles de la machine à tuer), ne sont jamais filmées frontalement. La caméra s’attarde sur le visage ou sur l’arme du tireur ; les corps allongés, déjà paisibles, sont vus après, en contrechamp. Le meurtre brutal du prisonnier récalcitrant est filmé de loin. Le spectateur, mis dans la position inconfortable du témoin impuissant, n’est pas pour autant pris en otage émotionnellement, puisque tout concourt à l’éloigner de l’action, et à le situer en dehors (mais jamais au-dessus) des personnages, victimes comme bourreaux. Les états d’âme de Dzoni et surtout ceux des autres soldats resteront un mystère : la seule chose sûre, c’est qu’ils ne se rebelleront pas plus qu’ils ne jouiront des meurtres qu’ils seront amenés à commettre. Tout simplement, ils s’acquitteront de la tâche qui leur aura été confiée. Le film ne montre pas ces militaires (pas même l’officier) comme des robots sans âme ou des psychopathes, mais comme des « gens ordinaires » prisonniers de circonstances extraordinaires qui les amènent à exterminer d’autres gens ordinaires. S’ils vont faire le choix d’obéir aux ordres et de se mettre au service d’un crime d’État, ils n’en demeurent pas moins des humains, et non des monstres : entre deux carnages, la caméra les regarde s’échanger une bouteille d’alcool comme on se donne du courage, se raconter de menues anecdotes sur leur vie d’avant l’armée. Pour autant, le film ne les montre pas comme des victimes, et ne les exonère pas de leur responsabilité. Quand, sur le chemin du retour, ils évoquent brièvement enfin leurs actes de la journée, c’est pour mieux les nier : « Tu as compté combien de fois tu as tiré ? – Je ne sais pas, autant de fois que les autres. » On les imagine aisément répondre quelques années plus tard devant une quelconque Cour internationale qu’ils n’ont fait « qu’obéir aux ordres ». Certes, on sent que Dzoni est écœuré par les meurtres qu’il a commis : mais s’il finit par regarder ses mains comme si elles ne lui appartenaient plus, on sait qu’il continuera à les mettre au service de l’État génocidaire.
La sécheresse du dispositif est encore renforcée par la rareté des dialogues et surtout par l’absence de musique : il est plaisant de trouver – enfin ! – un cinéaste qui a compris le pouvoir et les vertus du silence. C’est une force du film que de ne jamais recourir au pathos. L’impossibilité de toute identification – qui aurait été problématique – est encore accentuée par le recours à des interprètes non professionnels qui incarnent leurs personnages plus qu’il ne les composent. Ils sont dirigés comme l’étaient les acteurs des premiers films de Ken Loach : ignorant tout du scénario, ils l’ont découvert au fur et à mesure d’un tournage chronologique. Perisic a renforcé le naturalisme de leur jeu en recourant au bon vieil effet Koulechov : ainsi, après la première salve, le visage de Dzoni reste-t-il impénétrable, même si sa manière de fixer le sol avec obstination et quelques reniflements discrets peuvent laisser deviner son trouble. Dans tout autre contexte, l’absence délibérée d’empathie serait préjudiciable, mais ici, au sein d’une œuvre qui entend décrire comment tuer peut devenir une routine, et comment un être humain est amené à se comporter comme une machine, c’est un gage supplémentaire de la qualité et de l’honnêteté du regard du cinéaste, et de la confiance qu’il témoigne envers l’intelligence et la sensibilité de son spectateur.
Bien sûr, le film fait clairement référence à la guerre civile en ex-Yougoslavie, et plus particulièrement au génocide perpétré contre une partie de la population civile bosniaque. Mais le contexte n’est pas précisé, « l’ennemi » n’est jamais nommé autrement que comme les « terroristes », ce qui confère à Ordinary People une dimension intemporelle et universelle : il pourrait se passer en tout temps et en tout lieu, et raconte un drame ordinaire dans un conflit ordinaire. Pour autant, le film ne se résume pas à une fable de plus, louable mais superflue, sur les horreurs de la guerre. Car Perisic rajoute à la force et à l’intégrité de sa mise en scène une volonté de se détacher des canons du genre et de construire une expérience cinématographique à part. C’est notamment sensible dans l’utilisation du décor, très originale. Le coin de campagne est aussi paisible, verdoyant, ensoleillé, que sont violents les crimes qui s’y déroulent. Ce n’est ni un refuge, ni une métaphore de ce que ressentent et vivent les personnages ; Perisic n’a pas fait le choix de transformer le cadre en labyrinthe mental, comme le Full Metal Jacket de Kubrick, mais de lui conserver son extériorité, son inhumanité. Rarement la nature n’aura semblé si indifférente aux drames des hommes : dans la campagne serbe, personne ne vous entendra crier.
Ainsi, par petites touches, Ordinary People devient plus effrayant que beaucoup de films dits « d’horreur ». La journée finie, Dzoni se perd dans une ville fantomatique ; au loin, dans le flou de l’arrière-plan, le spectateur entrevoit le temps d’une demi-seconde un camion d’où sort une rangée de prisonniers qui s’engouffre dans un grand bâtiment. Image d’autant plus terrifiante qu’elle est subliminale – aussi terrifiante que ces plans finaux qui, a contrario, s’attardent longuement sur un paysage bucolique et tranquille, où le chant des grillons accompagne la tombée de la nuit, et où quelques taches blanches ou colorées dépassent à intervalles réguliers de sous les hautes herbes : les corps des fusillés.