On attendait beaucoup du nouveau film de Robert Guédiguian, qui depuis quelques films explore les genres avec un bonheur inégal mais une ambition et un souci de renouvellement louables et trop rares dans le cinéma français. L’Armée du crime est hélas loin d’atteindre les hauteurs du Promeneur du Champ-de-Mars, la faute notamment à une reconstitution étonnamment académique. Déception.
Dans la France occupée par les Allemands, un groupe d’irréductibles communistes résiste encore et toujours à l’envahisseur. Réfugiés dans la clandestinité depuis l’interdiction de leur Parti en septembre 1939, ils chargent le poète arménien Missak Manouchian de constituer un groupe de têtes brûlées issues de la main d’œuvre immigrée. Souvent très jeunes, les membres du « groupe Manouchian » sont juifs, hongrois, arméniens, roumains, polonais, espagnols… Ils vont multiplier les actions d’éclats – attentats, sabotages, assassinats de soldats et d’officiers allemands – jusqu’à ce que se referme sur eux l’étau d’une police française qui n’hésite pas à recourir à la délation et à la torture.
Un tel sujet éveille des échos très actuels dans notre monde obsédé par le spectre du terrorisme, par la peur de l’immigré, par les questions de l’engagement individuel et collectif. Robert Guédiguian semblait le choix le plus évident pour mener à bien ce projet : fils d’un Arménien et d’une Allemande, communiste lui-même, il ne pouvait que se reconnaître dans la figure de Manouchian, qui sacrifia son idéal de non-violence pour défendre ses convictions politiques, et qui le jour même de son exécution écrivait dans une belle lettre adressée à sa femme Mélinée : « Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit. »
La principale faiblesse du film vient justement de l’admiration manifeste (et légitime) que le cinéaste et ses co-scénaristes Serge Le Péron et Gilles Taurand nourrissent envers le poète-combattant et les résistants qui l’entouraient. Le film insiste un peu trop sur l’évidence de leur engagement, sur leur inflexible volonté, sur leur appétit de vivre contrastant avec les risques insensés qu’ils prennent. Trop beaux, trop nobles de caractère, ils sont figés dans une pose héroïque qui les éloigne irrémédiablement d’un spectateur qui ne demanderait pourtant qu’à se reconnaître en eux. De leur côté, les méchants sont résolument sournois (Tregouët) ou veules (Darroussin), et le compagnon de route qui sera amené à trahir est présenté dès sa première apparition comme antipathique et peu fiable. Le film, en ne présentant pratiquement aucune autre figure que celle de l’héroïque résistant qui serre les dents sous la torture et celle l’abject et sadique collabo, reproduit des clichés qu’on pensait périmés depuis Le Chagrin et la pitié… Il évacue également les questions qui fâchent : si les relations entre les membres du Groupe Manouchian et les dirigeants de la résistance communiste sont montrées comme difficiles (les premiers ayant du mal à se plier à la discipline que souhaitent imposer les seconds), L’Armée du crime ne questionne jamais la stratégie de la résistance communiste, qui envoie en première ligne les partisans immigrés tandis que les Français restent (relativement !) à l’abri…
La mise en scène reproduit malheureusement la faiblesse du point de vue : comme le pointait déjà Critikat dans son compte-rendu cannois (le film a été présenté en sélection officielle, hors compétition), on n’est parfois pas bien loin du chromo et du Réalisme Soviétique… La musique d’Alexandre Desplat n’aide pas : surlignant les passages dramatiques, elle étouffe l’émotion qu’elle s’évertue à susciter par l’abus de violons. Les plans sont comme embarrassés par le poids de la reconstitution historique ; journaux, affiches, uniformes, véhicules et boutons de manchette, rien ne manque, sinon un souffle qui viendrait animer ce décor trop léché. L’Armée du crime est un film scolaire et illustratif, tellement appliqué à remplir son devoir de mémoire qu’il oublie de rendre vivantes les figures qu’il panthéonise.
On ne s’attendait pas, bien sûr, à ce que Guédiguian (mal)traite la Seconde Guerre mondiale avec la désinvolture et l’inconséquence d’un Quentin Tarantino, mais on aurait aimé qu’il prenne moins de gants, et qu’il s’inspire, par exemple, des leçons de La Bataille d’Alger. Cet insurpassable « film de résistance », réalisé par Gillo Pontecorvo en 1966, s’attachait aux détails prosaïques, au quotidien de la clandestinité, et parvenait ainsi, sans discours surplombant, à inscrire l’action dans un présent frémissant plutôt que de la figer sous le vernis de l’Histoire. Une seule scène de L’Armée du crime est digne de cet illustre modèle : celle où les résistants hésitent puis renoncent à lancer une grenade dans un bordel… après l’avoir dégoupillée. Ces quelques minutes pleines d’humour et de suspense mettent en lumière, sans lourdeur ni didactisme, les dilemmes moraux qui pèsent sur ceux qui prennent les armes au nom d’une juste cause. Elles permettent surtout, par comparaison, de mesurer l’échec d’un film digne mais inhabité.