Autant le reconnaître d’entrée : c’est sans grand enthousiasme que l’on se rendait à la projection du premier film de cinéma du trop médiatique Nicolas Hulot, coréalisé par le documentariste Jean-Albert Lièvre. Le souvenir de l’insupportable Home, dont la propagande s’étale encore aujourd’hui en tête de gondole des librairies et des supermarchés, était encore trop frais, on craignait une nouvelle overdose d’éco-tartuferie. Surprise, donc, de découvrir un film non seulement digne et à peu près inattaquable dans son discours, mais également remarquablement ambitieux et réussi dans sa mise en scène – au point d’en devenir plus que recommandable.
L’œuvre de Nicolas Hulot semble arriver après la bataille : Yann Arthus-Bertrand, son principal rival dans la catégorie des écologistes médiatiques, a déjà tout raflé. Parce qu’il ne sera pas diffusé simultanément au cinéma, en DVD, à la télévision et sur internet, parce ce qu’il ne sera pas distribué massivement dans les écoles, parce qu’il ne bénéficiera pas de la force de frappe financière et médiatique du groupe Pinault-Printemps-la Redoute, et parce que Hulot est l’ami de Jacques Chirac quand Arthus-Bertrand bénéficie du soutien du président actuel – mais aussi parce que le public commence sans doute à être lassé des prêches des écologistes de salon –, il est fort à craindre que Le Syndrome du Titanic soit beaucoup moins vu que Home. Et c’est bien dommage, car à de multiples égards, il en constitue le plus parfait antidote.
Comme Arthus-Bertrand, Nicolas Hulot signe et lit le commentaire en voix off qui accompagne les images. Mais alors que son prédécesseur adoptait un discours vertical – notamment par le recours au tutoiement qui transformait le spectateur en élève de maternelle –, Hulot ne choisit pas une position de domination mais parle plutôt à la première personne du singulier, et ce dès la première phrase : « J’ai peur. » Ce qui ne veut pas dire qu’il fait sa propre réclame, mais qu’il assume sa subjectivité, et que ce faisant c’est d’égal à égal qu’il s’adresse à son auditeur, sans lui dicter ce qu’il doit faire ou penser. Le ton du discours est assez étonnant et inattendu : ni moralisateur, ni ampoulé, ni faussement enjoué, il est au contraire concret, sobre, désenchanté. Il y a une vraie volonté de remise en question dans ce désarroi qui s’étale sans fard, et dont la sincérité et surtout l’humilité ne laissent pas indifférent. Le commentaire est régulièrement ponctué de « je suis perdu » ; « à quoi bon ?» ; « j’ai aimé le monde et l’humanité, j’ai peut-être aimé une chimère ». Hulot a également le mérite de se poser ouvertement la question de l’universalité et de la pertinence de son message, ce qu’éludent beaucoup d’écologistes. « Quel écho peuvent avoir les mots qui m’obsèdent (biodiversité, échauffement climatique) dans l’oreille d’un chômeur ou de quelqu’un qui a faim ?», note-t-il ainsi, lucide.
Surtout, le discours est ici politique et pas seulement moral. Nicolas Hulot n’enjoint pas à la résignation ou à l’auto-aveuglement (en proposant par exemple au citoyen, pour sauver la planète, de bien faire le tri de ses déchets ménagers…) ; il ose parler de « décroissance », et désigne clairement le responsable de la situation qu’il dénonce : le « capitalisme sauvage ». Il n’en demande d’ailleurs pas la « moralisation » à la manière de certains hommes politiques et journalistes démagogues, mais (à mots couverts, certes), le renversement, puisque « le modèle économique actuel n’est pas la solution, il est le problème ». De même, il ne sépare pas les questions environnementales des questions sociales, et prend ouvertement le parti des faibles et des pauvres, et de ceux que les sociétés « avancées » condamnent à vivre à l’ombre de murs honteux : les Mexicains, les Marocains, les Palestiniens… Quoi que l’on puisse penser des errements passés de Nicolas Hulot (ses émissions sponsorisées par Rhône-Poulenc, ses liens avec TF1, certaines de ses postures lors de l’élection présidentielle de 2007), il faut bien reconnaître que les propos qu’il tient dans Le Syndrome du Titanic sont ceux d’un honnête homme.
Mais le film n’est pas qu’une longue harangue : l’écologiste sait aussi ménager des pauses dans son discours, faire appel à des archives sonores ou à d’autres intervenants dignes d’estime (Paul Virilio, Hubert Reeves…), et, surtout, laisser la place à des images qui ici n’ont pas qu’une simple fonction illustrative. Car Hulot s’est adjoint les services d’un documentariste, Jean-Albert Lièvre, qui s’avère un remarquable metteur en scène. Cherchant des angles de vue à la fois impressionnants et inédits, Lièvre ne sombre pas pour autant dans la tentation de l’esthétisme, du spectaculaire ou du tape-à‑l’œil. Mieux : au lieu de laisser les plans s’enchaîner comme autant des diapositives-chocs, il les confronte par la grâce d’un montage habile et porteur de sens. Ainsi, aux images de gamins jouant à des jeux vidéo violents succèdent celles d’Irakiens vus depuis une caméra américaine et abattus de loin, comme à la foire. Vers la toute fin du film, à la ferveur des évangélistes africains célébrant le dieu Business devant une foule de pauvres fanatisés, répond l’hystérie de traders occidentaux s’agitant frénétiquement sur une place boursière. La mise en scène sait ainsi admirablement jouer des oppositions, parfois comiques, le plus souvent tragiques. Parfois, ces contrastes éclatent au sein d’un même plan : la photo d’une forêt luxuriante placardée sur une barrière de chantier, des femmes africaines en habit traditionnel qui déambulent seins nus dans les rayons aseptisés d’un supermarché ultramoderne… Et une scène terrible : on y voit d’abord une tribu de Namibiens harcelés par les mouches, puis la caméra s’éloigne pour laisser apparaître une horde de touristes occidentaux qui, armés de leurs caméras et de leurs appareils photographiques les mitraillent sans relâche : en inscrivant dans le même cadre la pauvreté et ses spectateurs avides, le film fait toucher du doigt l’insupportable indécence du monde contemporain tout en permettant une salutaire réflexion sur le rôle et l’impact des images. Cette logique de la dissonance, le film l’applique également à sa bande son, très travaillée. Loin des mélopées world de Home, Le Syndrome du Titanic fait appel à des reprises incongrues (Le Poinçonneur des Lilas chanté en japonais, une chanson de Nina Simone, à la fois mélancolique et sautillante, sur des images de bidonvilles, ou le générique anglo-saxon de Qui veut gagner des millions ?).
Le Syndrome du Titanic fait délibérément l’impasse sur les images de nature vierge et non souillée par l’être humain dont se repaît ordinairement cette catégorie de documentaires. La note d’intention l’annonce d’emblée, en gros et gras caractères : « Ce film est davantage un appel à la raison et un acte politique qu’un documentaire sur la crise écologique. D’ailleurs, la “belle nature sauvage” est la grande absente…» Et de fait, des hommes et des femmes apparaissent bien à l’image, et ils ne sont pas regardés de haut, depuis un hélicoptère. Le film échappe à la béatitude un peu niaise devant la beauté du monde et montre l’Humanité dans son environnement, et non comme un simple parasite ou une tumeur, comme une tache disgracieuse sur une jolie carte postale. Mieux : la caméra s’attache à des individus, les regarde vivre quelques instants, sans les zapper ni les confondre dans une foule indifférenciée.
En joignant les compétences d’un metteur en scène inspiré et d’un écologiste au discours à la fois simple et subtil, Le Syndrome du Titanic parvient, malgré les a priori négatifs qu’on était en droit de nourrir à son égard, à donner vie à une improbable chimère : une œuvre recommandable à la fois pour sa valeur pédagogique et citoyenne et pour ses qualités purement cinématographiques. Rien que pour cela, on passera sur quelques faiblesses (un lyrisme parfois appuyé, un commentaire qui ressasse un peu) pour saluer cette réussite inespérée, qu’on ne peut rapprocher, dans le domaine foisonnant de l’alterdocumentaire, que du passionnant Notre pain quotidien.