On le sait, toutes les bonnes causes ont désormais leur(s) documentaire(s) attitré(s). Et il ne passe plus une semaine sans qu’un film ne vienne nous rappeler le triste sort des immigrés clandestins, ou le scandale des mines antipersonnel, ou encore le massacre des dauphins dans une baie japonaise. La Domination masculine vient se rajouter à cette longue liste d’œuvres brouillonnes et culpabilisatrices qui sortent directement dans les salles sans qu’on sache très bien à qui elles s’adressent, et qui, à force de maladresses et de simplifications, finissent par desservir les causes qu’elles prétendent défendre.
Le féminisme a mauvaise presse, en France, aujourd’hui. C’est un combat d’arrière-garde qui n’intéresserait plus que quelques bourgeoises désœuvrées, jugent les un(e)s – qui n’ont le plus souvent jamais discuté avec un(e) féministe de leur vie et se contentent de l’image que leur en renvoient les médias. D’autres – et pas seulement des hommes – n’hésitent plus à réclamer ouvertement le retour des femmes à leurs fourneaux et à leur rôle de pondeuse. Il n’est qu’à se promener un peu sur internet (et notamment sur les forums et les commentaires de blogs et d’articles de journaux, véritables dépotoirs de l’inconscient collectif) pour réaliser que nous vivons une ère revancharde et contrerévolutionnaire. Patric Jean, conscient de l’actuel et préoccupant retour de bâton qui menace les avancées des cinquante dernières années, entend avec son documentaire lancer un pavé dans la mare des nostalgiques de l’ordre ancien. Hélas, son geste manque à la fois de force et de précision, et le pavé lui retombe lourdement sur le pied.
Le cinéaste entasse les pièces à convictions avec un zèle de nouveau converti. L’enfer des violences conjugales, l’exploitation sexuelle, les hommes complexés qui se font rallonger chirurgicalement le pénis, l’imagerie publicitaire qui véhicule un idéal féminin extra-terrestre, le conditionnement par les jouets ou les livres d’enfants… tous ces sujets, et d’autres encore, sont abordés au pas de course dans un souci d’illusoire exhaustivité. Mais un documentariste n’est pas un sociologue, et l’accumulation de témoignages et de cas particuliers ne suffit pas à constituer une enquête – et encore moins un film. Un sujet aussi complexe et controversé que l’inégalité persistante des rapports hommes-femmes mérite mieux qu’un survol rapide couplé à un discours partial et réducteur.
Les séquences s’enchaînent donc sans qu’aucune des questions abordées ne soit jamais approfondie, sans qu’aucune des personnes interviewées n’ait le temps d’impressionner la pellicule, de prendre la moindre épaisseur. Un exemple parmi beaucoup d’autres : cette jeune femme qui, après avoir été victime d’abus sexuels, est devenue strip-teaseuse par un paradoxal réflexe de survie. Elle pense ainsi dominer le désir des hommes, plutôt qu’en être victime. Lucide sur son comportement, elle reconnaît la contradiction qui consiste à se soumettre à des fantasmes pour mieux les contrôler, à se transformer volontairement en objet sexuel pour acquérir à ses propres yeux le statut de sujet. Ce type de parcours mériterait qu’on s’y arrête, qu’on s’interroge sur l’asservissement volontaire, et sur la difficulté de la reconstruction identitaire. Hélas, le film est déjà passé au sujet suivant.
Ce zapping forcené produit des effets secondaires indésirables. On sent bien que Patric Jean cherche à montrer qu’il existe un continuum entre les petites vexations quotidiennes et les pires débordements de violence sexiste. Mais en insistant sur les seconds au détriment des premières, le film ne permet pas de réelle remise en question chez ses spectateurs. Pire : il alimente malgré lui les pires clichés qui circulent au sujet des féministes – pour qui tous les représentants du « sexe fort » seraient des violeurs ou des meurtriers en puissance. Le spectateur-homme se voit placé en position d’accusé, ce qui est à la fois inconfortable pour lui et contre-productif pour l’impact du film. La Domination masculine ne parvient jamais à dépasser l’ambiguïté de son titre, qui sépare grossièrement dominants-hommes et dominées-femmes en deux groupes étanches et homogènes. C’est qu’en une heure et quarante-trois minutes, il est impossible de traiter un tel sujet de civilisation en laissant de la place à la nuance, ou en posant toutes les questions qui mériteraient de l’être : l’instrumentalisation des femmes par le discours libéral et la société de consommation, l’articulation entre le sexisme et d’autres formes de domination, l’aliénation des hommes eux-mêmes par la société patriarcale, etc. Le film ne parvient même pas à replacer le féminisme dans son contexte économique et historique. Pédagogiquement, c’est très faible.
Qui trop embrasse mal étreint, certes, mais ce n’est pas uniquement par manque de temps ou par excès d’ambition que pèche le film. Il opère aussi des choix de mise en scène discutables, comme cette manière de placer avec insistance la caméra à hauteur de braguette des hommes interviewés (autant pour l’élégance et la subtilité). Il y a surtout cette scène inutile où des policiers québécois s’introduisent avec fracas dans une maison pour y arrêter un homme qui bat sa femme ; on se croirait alors sur TF1, devant un reportage racoleur et sensationnaliste de seconde partie de soirée. De même, quand Patric Jean fait mine de laisser la parole à des sexistes déclarés, il prend bien soin de sélectionner des crétins ridicules et caricaturaux – comme cet artiste qui sculpte des femmes nues sur des chewing-gums à la chlorophylle, ou ces Québécois qui comparent au nazisme ou au stalinisme le « matriarcat » sous lequel nous vivrions actuellement… Quand il se retrouve confronté à des discours mieux construits et mieux argumentés – et d’autant plus pernicieux –, le documentariste botte en touche. Certes, il diffuse bien un extrait d’une interview télévisée d’Éric Zemmour, le représentant le plus médiatique du « masculinisme » français, mais c’est pour mieux le faire brusquement taire en… éteignant le poste. Un geste facile, qui constitue au fond un aveu d’échec.
Quand donc les réalisateurs de documentaires apprendront-ils les leçons d’un Depardon ou d’un Wiseman ; à savoir que l’essentiel est de savoir placer sa caméra à la bonne distance pour que le réel parle de lui-même, plutôt que de triturer ce réel pour lui faire dire ce qu’on souhaite qu’il dise ? En voulant orienter la réflexion et forcer l’indignation, en caricaturant le discours de leurs adversaires pour mieux arracher l’adhésion, Patric Jean et ses innombrables clones ôtent toute liberté au spectateur. Sous prétexte de lui ouvrir les yeux, ils l’aliènent, ou se l’aliènent. Par leur faute, et par la faute des distributeurs, des producteurs et des critiques qui cautionnent, le documentaire est en passe de devenir un genre-poubelle, accaparé par des réalisateurs qui croient compenser par leur inoxydable bonne foi leur manque de talent et de réflexion éthique. Les spectateurs, et spécialement les spectateurs de cinéma qui paient aujourd’hui près de dix euros pour voir un film, méritent infiniment mieux que ça.