En ces temps de crise, l’adaptation cinématographique de l’affaire dite « Flactif », qui défraya la chronique en 2003, prend une dimension prophétique. Et si les Castaing représentaient cette hyperclasse aveugle au ressentiment et à la colère que nourrit l’étalage indécent de ses signes extérieurs de richesse ? Assez rare dans le cinéma français grand public, plus souvent tenté par un unanimisme de prime time télévisuel que par la description des gouffres qui se creusent au sein de la société française, cette vision très politique fait la force du film d’Éric Guirado… mais aussi sa faiblesse, la faute à une relative absence de subtilité dans la caractérisation de ses personnages principaux.
Possessions, c’est un peu l’anti-Intouchables. Ici, pas de réconciliation factice entre les riches et les pauvres, ni de domestication des seconds par les premiers : une barrière infranchissable sépare les deux mondes. Même si le promoteur Patrick Castaing et sa famille Ricoré, sympathiques et ouverts, accueillent chaleureusement les Caron et les traitent en amis, ils mettent leurs nouveaux voisins dans une situation plus qu’inconfortable, le chalet qu’ils devaient leur louer n’étant pas terminé. Surtout, ils ne peuvent s’empêcher de les placer en position d’infériorité, par de petits gestes, de petites phrases, et par une ignorance voire un mépris inconscient pour leurs difficultés. De l’autre côté, les Caron subissent et envient le spectacle de la réussite sociale des Castaing, et le vivent comme une provocation insupportable. L’accumulation de menues humiliations et de griefs plus ou moins justifiés débouchera sur un effroyable déchaînement de violence.
Celle-ci n’est heureusement pas démonstrative, ses manifestations étant laissées judicieusement hors champ : contrairement à ce que son affiche pourrait laisser penser, Possessions n’a rien d’un film d’horreur. Si elle abuse parfois d’une musique dramatique, la mise en scène d’Éric Guirado (réalisateur du sympathique et plus inoffensif Fils de l’épicier) reste sobre. Peut-être un peu trop fonctionnelle, elle sait cependant créer (dans les passages nocturnes, notamment) une atmosphère cotonneuse, à la limite du fantastique. Dans les scènes où apparaît la petite fille des Caron, dont l’innocence vient contrebalancer et éclairer un récit très sombre, Guirado parvient à ménager quelques moments très délicats.
Le film est également assez fin dans sa description de la mécanique implacable qui amène un couple sans histoires à commettre l’irréparable. Le conflit qui couve entre les Caron et les Castaing est très banal et pouvait être réglé de manière bien moins sordide. Pourtant il ne peut que s’envenimer, faute d’exutoires légaux ou seulement humains : les Caron ne maîtrisent pas les rouages de l’administration ou de la justice, et sont désarmés face au charme et à la bonne conscience des Castaing. Possessions montre avec une réelle acuité la manière dont une violence symbolique et un antagonisme social diffus peuvent se transformer en un ressentiment mal identifié, puis en fantasme de violence, puis en violence réelle.
Il est d’autant plus ennuyeux qu’Éric Guirado et sa coscénariste Isabelle Claris aient en partie gâché la portée politique de leur film par quelques choix malavisés. Un peu trop conscient du potentiel métaphorique de leur sujet, ils en rajoutent dans les clins d’yeux aux spectateurs, au cas où ceux-ci n’auraient pas saisi leur propos : insertion insistante de publicités (réelles ou factices) poussant à la consommation, dialogues un rien trop explicatifs, mais surtout surdétermination du couple de voisins envieux. Alors que les Castaing sont traités avec pas mal de nuances, rien ne nous est épargné du désert culturel et moral dans lequel végètent les Caron, le film finissant même par reconduire quelques clichés sur les « classes dangereuses ». Le jeu appuyé de Julie Depardieu et de Jérémie Renier n’aide pas : d’ordinaire irréprochable, le second, lesté d’une bonne vingtaine de kilos pour les besoins du rôle livre ici une composition aussi pesante que sa carcasse. Affublé d’un accent du Nord qui sonne étonnamment faux de la part d’un acteur né en Belgique, il transforme un personnage complexe et passionnant en beauf un peu caricatural, à peine racheté par une fragilité enfantine. Couplée aux autres maladresses, cette faiblesse dans la direction d’acteurs nuit à l’intérêt d’un film qui sait faire preuve par ailleurs d’une réelle subtilité.