C’est un événement qui arrive si peu souvent qu’il faut en parler haut et fort : à l’heure où nombre de comédiens se prennent de passion plus ou moins tardive pour la mise en scène, sans trop savoir le plus souvent où ils mettent les pieds (voir à ce propos le deuxième film de Guillaume Canet, Ne le dis à personne, sorti la semaine dernière), une expérience réussie de « premier film d’acteur » redonne espoir en la capacité à passer du devant à l’arrière de la caméra. Comédien peu connu en France, Kim Rossi Stuart – qui s’est récemment illustré dans le film de Michele Placido, Romanzo Criminale – signe une chronique familiale à la fois austère et tendre, empreinte de références tout en restant profondément contemporaine. Libero a été ovationné à Cannes : une fois n’est pas coutume, voici un film qui le méritait.
Contrairement à de nombreux films italiens sortis ces derniers temps (Buongiorno, Notte, Romanzo Criminale, Le Caïman, etc), Libero n’est pas un film « engagé ». Kim Rossi Stuart n’a que faire des histoires de mafia, des années de plomb ou de Berlusconi. Pour autant, Libero n’est pas non plus une comédie dramatique à la Gabriele Muccino (Juste un baiser, Souviens-toi de moi), où les familles et les couples se déchirent pour le simple plaisir de brailler pendant une heure et demie. Bien sûr, Libero raconte une histoire de famille en crise, parce que, dans le contexte de l’Italie contemporaine, pays si riche et pourtant si pauvre, la cellule familiale tant vantée par le Vatican a du mal à résister aux soubresauts de l’économie, aux difficultés du quotidien.
Mais Libero n’est pas non plus un film social, où le cinéaste s’appesantirait des heures durant sur la froideur de la ville et de la vie de ses habitants. Si Kim Rossi Stuart s’intéresse aux pauvres plutôt qu’aux riches, c’est sans doute tout simplement parce qu’il y a plus trouvé matière à en faire un film émouvant. Le cœur de Libero est tout entier dans ce mot : l’émotion. Pas une émotion forcée, manipulatrice, sentimentaliste. Une émotion rentrée, qui s’impose d’elle-même, par le biais d’un contraste entre petites scènes très courtes et « scènes clefs » plus longues : des tranches de vie quotidienne ou plans a priori inutiles scénaristiquement – mais d’une grande beauté formelle – conjugués à des séquences extrêmement fortes, brutales, hachées, comme une gifle que l’on n’attendait pas.
Pour jouer au maximum de ce contraste, Kim Rossi Stuart s’est totalement concentré sur l’histoire de la famille : le père, cameraman au chômage, les deux enfants (la fille aînée, Tommi le cadet) et la mère, dont l’absence ne s’exprime pas en paroles, mais se ressent au quotidien. Bien que l’action se déroule dans différents décors – l’école, l’appartement, la piscine, etc. –, reste une sensation très profonde d’enfermement. La caméra tourne autour de ces trois personnages, le père et ses enfants, forcés de se montrer solidaires, se fermant progressivement au monde dans leur tentative de reconstruire une cellule familiale. L’apparition de la mère, comme un fantôme, vient à peine bouleverser la situation. Tout est déjà joué dans les premières minutes de Libero : les quelques instants passés dans la vie de cette famille ne sont pas très différents de ceux qu’elle a pu vivre dans le passé et qu’elle vivra dans l’avenir. Peut-être auront-ils simplement appris à accepter peu à peu la situation ou à faire un peu plus de concessions, comme le père qui accepte enfin la passion de son fils pour le football… Mais n’est-ce pas le lot de toutes les familles ? Ce que montre Kim Rossi Stuart tire sa force de sa simplicité : la banalité du quotidien, partagé entre douceur, amour, frustrations et éclats de voix. Un monde où l’on est toujours au bord du gouffre – comme Tommi lorsqu’il marche sur la gouttière du toit de sa maison – mais sans qu’il soit possible de réellement tomber.
Libero, enfin, c’est aussi et surtout l’histoire d’un petit garçon, Tommi, à qui l’on a demandé de grandir trop vite, sans l’affection d’une mère, avec un père plein de bonnes attentions mais malhabile car forcé d’endosser le rôle de l’homme abandonné et trahi. Mutique, fasciné par le danger – et sans doute par la mort –, Tommi montre une incroyable et malsaine maturité, comme lors du retour de la mère, où, à son père qui lui demande s’il désire qu’elle reste avec eux, Tommi répond que, quoi qu’il dise, elle finira par repartir. Kim Rossi Stuart s’est à l’évidence particulièrement attaché à ce tout jeune garçon, à peine adolescent, à qui l’on parle comme un adulte. Il filme son regard perdu, ses tentatives malaisées et presque inutiles d’intégrer le monde des enfants, mais également toutes ces petites joies et ces grandes tristesses qui font de lui un enfant malgré tout : son rêve de skier, sa fascination pour le football, ses larmes lorsqu’il lit la lettre de sa mère… Le regard porté sur Tommi est à l’image du film : plein d’humour et de douceur, mais aussi d’une triste nostalgie et d’une grande pudeur.
On dira peut-être qu’il y a un peu du Nanni Moretti de La Chambre du fils dans Libero. Mais aussi un peu du De Sica de Sciuscià ou du Valerio Zurlini de Journal intime. Kim Rossi Stuart évoque sans citer, travaille ses influences contemporaines ou plus anciennes sans les voler, et signe finalement une œuvre très personnelle, dont on espère qu’elle sera la première d’une longue carrière.