Cela fait longtemps que l’on sait que Jérôme Bonnell est l’un des grands cinéastes français en devenir. Dès son premier long métrage, Le Chignon d’Olga (2002), chronique familiale sensible réalisée alors qu’il avait seulement 23 ans, Bonnell s’est fait remarquer par le regard tour à tour tendre et cruel qu’il porte sur ses contemporains. Pas toujours sympathiques mais néanmoins terriblement attachants, les (anti-)héros des films de Bonnell sont comme un miroir tendu au spectateur. Difficile de ne pas être troublé, même quand le cinéaste déçoit avec son second long métrage, Les Yeux clairs (2005), empêtré dans un symbolisme moyennement convaincant mais suffisamment ambitieux et maîtrisé pour se situer largement au-dessus de la plupart des productions de la nouvelle génération du cinéma français.
J’attends quelqu’un confirme tout le talent du jeune homme, au-delà même des espoirs que l’on a pu placer en lui. Par son apparente simplicité, par sa capacité à saisir avec trois fois rien toute l’humanité de sa galerie de personnages, Bonnell transcende son récit sur la confrontation de plusieurs solitudes pour se poser en observateur de l’incommunicabilité des êtres. Les héros de J’attends quelqu’un se croisent, dînent ou font l’amour, mais ne parlent pas. Ils font semblant, pourtant, de se raconter des tas de choses, sauf un qui fait à peine l’effort de marmonner quelques mots : Stéphane (Sylvain Dieuaide), mystérieux jeune homme tout juste sorti de l’adolescence, de retour dans la petite ville de province où il a grandi. Dans le bar de Louis (Jean-Pierre Darroussin), père de famille divorcé qui oublie sa solitude dans les bras de Sabine (Florence Loiret-Caille), une prostituée, Stéphane observe, attend, guette. Par hasard, il retrouve Agnès (Emmanuelle Devos), institutrice qu’il a connue enfant, mariée aujourd’hui à Jean-Philippe (Éric Caravaca).
Bonnell raconte le quotidien de gens qui attendent, comme le dit le titre, quelqu’un ou quelque chose, pour échapper un bref instant à la mélancolie d’une vie qui a besoin d’être un peu bousculée. Pour certains, c’est évident : Stéphane, de retour avec un secret trop lourd à porter, ou Louis, qui traîne son mal-être dans son bistrot en feignant une joie trop forcée pour être honnête. L’homme est en manque d’affection, prêt à tout pour en obtenir : avec sa serveuse qu’il pelote autant que possible, avec sa sœur qu’il va jusqu’à embrasser sous l’effet de l’alcool, avec Sabine, cette prostituée qu’il se défend d’aimer vraiment et qui, elle aussi, affirme se sentir libre tout en cherchant désespérément une sortie de secours. Pour d’autres, la solitude prend la forme d’une vie de couple pépère, heureuse et tranquille, mais vite perturbée par l’intrusion inopinée d’un corps étranger. Jean-Philippe, bougon sympathique qui a horreur d’être dérangé, verra son équilibre bousculé par un chien. Agnès s’abandonnera à une étreinte aussi inattendue que passionnée avec Stéphane. Jérôme Bonnell filme la scène en un long plan séquence tout au long duquel on redoute que le jeune homme soit une menace pour Agnès. Le danger est réel : celui de s’abandonner à un quasi-inconnu, de quitter quelques instants le confort et la certitude et prendre le risque de tout perdre. Mais Bonnell ne cède pas à la facilité d’un scénario romanesque avec adultères et portes qui claquent. Le couple Agnès/Jean-Philippe n’en sera pas perturbé le moins du monde, coincé entre un amour sincère et un léger ennui qu’il vaut mieux éviter de regarder en face.
Chez Jérôme Bonnell, la comédie le dispute constamment à la tragédie. Ce qui empêche les personnages de J’attends quelqu’un de sombrer dans le glauque, c’est cette profonde empathie du cinéaste pour ses héros et sa capacité à les confronter à des situations burlesques, comme pour mieux souligner l’absurdité de nos existences : l’obsession du patron de Stéphane pour les bananes, la jeune femme qui traverse à plusieurs reprises le cadre en promenant ses chiens et, surtout, la maladresse lunaire de Jean-Philippe, incarné par un Éric Caravaca littéralement hilarant. Quand, dans une scène, un Louis passablement éméché danse les yeux fermés pour séduire une jeune femme et s’aperçoit en les rouvrant qu’elle a disparu, comique et tragique se rejoignent pour un effet bouleversant : sans pathos, en quelques secondes, Bonnell et Darroussin (qui trouve là un de ses plus beaux rôles) traduisent en images l’océan de solitude dans lequel surnage un homme au bout du rouleau.
Chacun des personnages de J’attends quelqu’un sortira grandi de l’épreuve qu’il aura dû affronter. L’important, c’est de faire face : à son passé pour mieux appréhender l’avenir (Stéphane), à ses sentiments (Louis), à son engagement (Agnès), à ses phobies (Jean-Philippe), et même à la vie, tout simplement (Sabine). La fin, ouverte, bouleversante, entraîne les personnages vers un ailleurs, au propre comme au figuré, où tout est possible. Jérôme Bonnell peut bien les emmener où il veut, pourvu que la suite de sa filmographie soit à la hauteur de ce très beau troisième essai.