Qui est cet M.N. Roy, au milieu de Lénine, Boukharine, Zinoviev et d’autres sur la première photo du Komintern ? De l’Inde au Mexique ne passant par Moscou et Berlin, le documentariste Vladimir Léon, fasciné par son sujet et surtout par l’extraordinaire oubli qui a survécu à la mort de Roy, interroge historiens, anciens témoins, et par là, la diversité idéologique d’un courant politique, le communisme, et la première des répressions qu’il a entraînées : l’éradication (physique et spirituelle) d’un certain nombre de « déviants ». Se laissant parfois aller à la rêverie et au flou cinématographique, Vladimir Léon n’en a pas moins réalisé un documentaire réellement saisissant sur l’oubli historique.
Il y a ceux dont on se souvient dans le XXe siècle communiste, surtout négativement il faut l’avouer, mais aussi parce qu’ils ont réussi à faire oublier les autres. L’histoire ne retient que les gagnants. C’est sur la base de cette « injustice » que Vladimir Léon est parti à la recherche d’une mémoire, celle d’un homme au destin étonnant, qui a parcouru la planète en quête de fondements philosophiques, et, ayant perdu politiquement, n’a jamais trouvé de véritable foyer. M.N. Roy a ainsi débuté sa carrière politique en Inde, son pays d’origine, où il appartient à la plus haute caste, celle des Brahmanes. Figure du nationalisme bengali, il décide d’organiser la résistance aux colons britanniques en interceptant des cargaisons d’armes venant probablement de Chine. Mais, ce qui frappe dès les premières minutes du documentaire (presque policier), c’est le mystère total qui entoure la vie de M.N. Roy. Personne n’est sûr de sa date de naissance, aucune archive ne permet d’attester toutes ses participations au premiers congrès des partis communistes des différents pays qu’il a visités, et surtout, ses deux adresses à Mexico ont tout simplement disparu. Comme les numéros des rues, M.N. Roy est une sorte de fantôme. Au sens philosophique tant il parcouru le premier XXe siècle en se forgeant et en changeant de cheval de bataille, au sens physique tant l’Histoire semble l’avoir irrémédiablement classé parmi les « oubliables ».
Et pourtant, au fil de son enquête, V. Léon retrouve sa trace : M.N. Roy, ayant l’intention de s’ouvrir à d’autres partis, d’autres méthodes de lutte politique, réussit à embarquer vers la Californie puis le Mexique ‑sous le pseudonyme de Charles Martin, faux commerçant de Pondichéry- où il découvre la philosophie occidentale, diamétralement opposée à son éducation. Dans la première partie du film, le réalisateur fait donc l’aller-retour entre Moscou et Mexico, deux villes phares pour Roy, où il a vécu la création du Komintern d’une part et celle du parti communiste mexicain de l’autre. Construit plus comme un journal de recherche que comme un documentaire historique, Le Brahmane du Komintern se déroule au fil de la voix off de son réalisateur, qui surprendrait si elle ne fusionnait pas avec l’idée du journal intime. Plus qu’une œuvre d’historien, Vladimir Léon a en tête l’idée de découvrir un homme qui le renvoie à ses propres questionnements. D’où, ça et là, un flottement dans les plans de coupe, parfois trop longs, parfois trop fixes, témoins de l’étrange fascination d’un auteur pour son sujet, comme du mystère parfois incompréhensible que le contemporain, oublieux, contient en lui.
Trop bourgeois chez les communistes mexicains, trop nationaliste dans les rangs du Komintern, dont il sera exclu en 1929, le parcours de M.N. Roy est celui d’une errance : dans la seconde partie du film, Léon navigue entre Berlin, capitale des Spartakistes, et l’Inde, où débute et s’achève le voyage initiatique de Roy. La fin du développement et la conclusion sont plus floues pour une raison simple : les archives ‑abondantes dans les couloirs ultra surveillés des Archives du Komintern- manquent, et les historiens indiens s’accordent pour dire que, finalement, son rôle dans la lutte pour l’indépendance, a été assez réduit, surplombé par les grandes figures du Parti du Congrès, comme Gandhi. Il est en cela surprenant de constater que c’est en retournant en Inde, « patrie » de Roy, que les traces politiques se font de plus en plus rares. Roy était-il un humaniste trop boulimique de diversité pour entrer dans un seul camp ? ou un révolutionnaire un brin opportuniste qui n’a pas su prendre le bon vent ? C’est sur un dernier problème, aporétique sans doute, que s’achève le film de Vladimir Léon. On pourrait d’ailleurs reprocher à ce dernier de plaquer un certain nombre de questionnements contemporains sur la vie de Roy. Mais l’immobilisme de la Russie d’aujourd’hui est également un témoin de l’absence de véritable mémoire du pays, ou de mémoire naturelle. Entièrement cadrée pendant quatre-vingt ans par le Parti communiste, cette histoire d’État a fait disparaître tous les « traîtres » de la mémoire collective qui peine à se constituer en tant que telle. Reste, cependant, un film, une enquête passionnante, qui n’assène aucune vérité (M.N. Roy a‑t-il finalement été l’homme important qu’il prétend être dans ses courtes Mémoires ?). Le Brahmane du Komintern plongera férus d’histoire et de destins hors norme dans des abîmes de perplexité positive, et d’intérêt profond.