Courrier des lecteurs
Bonjour,
tout d’abord, félicitations pour vos nombreux dossiers et analyses, et pour la passion que vous y mettez. Je fréquente le site depuis peu de temps, et il n’y a pas un article que je n’aie pas eu plaisir à lire. Étant un peu fatigué de certains blogs où chacun se permet de dire ce qu’il veut, parfois au détriment des films ou des auteurs concernés, votre site fait vraiment plaisir à voir, continuez comme ça !
Je voudrais revenir sur un film qui a visiblement énervé l’un de vos rédacteurs : Intouchables. Hop, le titre est lâché, les chiffres apparaissent déjà, chacun a son idée sur le film (préconçue ou post-projection), et les questions soulevées sont peu ou prou les mêmes que pour les autres champions du box-office : populisme ou bon cinéma grand public ? Arnaque creuse ou vraie révolution ? Coup marketing ou coup de génie ? Avatar en avait fait les frais, Bienvenue chez les Ch’tis aussi… Peu importe le sujet, la nationalité : l’engouement général énerve forcément quelqu’un. Ce qui me rassure, c’est que le lynchage opéré par votre rédacteur n’a rien à voir avec le succès du film. C’est donc d’un mauvais film dont il parle, pas d’un « mauvais succès ». Ayant vu le film début janvier, alors que son ascension était déjà bien entamée, j’ai eu peur de me retrouver très exactement devant ce que j’ai pu lire dans l’article. Mais scène après scène, j’ai dû me faire une raison : si je tombais un jour sur une critique négative, pas moyen de jouer au cinéphile malin et de me ranger dans la même opération de « rejet » dont j’avais fait preuve face à l’affreux Bienvenue chez les Ch’tis. Oui, j’ai vraiment aimé Intouchables, et les chiffres n’ont rien à y voir.
Raison simple à cela : j’y ai trouvé l’exact inverse de ce qui m’avait révulsé dans le film de Dany Boon. Le choc des contraires, ici, ne se résume pas à un bête argument régionaliste, mais effectivement à la description de rapports humains. Là où je trouve votre critique injuste, c’est que vous faites quelque part un faux-procès un film. La manière, très brève, dont il dépeint la cité où vit le personnage d’Omar Sy n’a, je trouve, rien à voir avec une vague caution ou justification : auriez-vous souhaité quelque chose de plus sombre, peut-être ? Quel intérêt ici ? C’eut été prétentieux je trouve, ce que les films de Toledano et Nakache ont souvent su éviter. La comparaison avec le film de Boon tourne à ce point en faveur d’Intouchables que la comédie boursouflée du premier riait de ses personnages, à leurs dépens, prétendant faire la nique à des clichés que le film exploite honteusement. Intouchables, non content d’être très bien réalisé (la scène d’ouverture écrase à elle seule tout le film de Boon), propose un choc de caractères vraiment chaleureux. Et là où le film évite le misérabilisme ou la guimauve inutile en abordant le handicap du « héros », vous le résumez à un « droit suspect à rire de lui » ? Toledano et Nakache ont assurément une vision de metteur scène, sans quoi un tel sujet leur aurait complètement échappé.
Alors non, Intouchables n’est pas un grand film, si ce n’est dans ses meilleurs moments, et ce dans une catégorie dont il ne cherche jamais à s’extraire : la comédie populaire, où le plaisir (ou déplaisir !) immédiat prime avant tout. À ceci près que ses gags fonctionnent, que ses personnages existent et que le tout est emballé avec soin. Et voir que le film qui risque de détrôner Bienvenue chez les Ch’tis forme à bien des égards son antidote m’a fait un bien fou ! Sur ce, je m’en vais revoir les sublimes Avalon ou Le Nouveau Monde, histoire d’oublier que je me suis bien fait avoir par cette « façade racoleuse d’émotions creuses et de considérations sociales en toc ».
Cordialement,
Totoro
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Bonjour,
D’abord, veuillez me pardonner pour mon temps de réponse, et merci pour l’intérêt que vous portez à notre humble site ! Intérêt suffisant, visiblement, pour vous inciter à développer des objections argumentées qui font, il faut l’avouer, bien plaisir à lire, s’agissant d’un « film-phénomène » qui a tendance à susciter des réactions passionnées et peu propices au débat.
Ceci étant dit, je ne crois pas que la meilleure défense d’Intouchables soit de le comparer à un objet comme Bienvenue chez les Ch’tis qui, nous nous rejoignons sur ce point, bat des records de profondeur en termes de sens comique, de vision du monde et accessoirement de mise en scène. Évidemment que Toledano et Nakache sont de meilleurs techniciens (ou en tout cas ont de meilleurs techniciens) que Dany Boon, de quoi réaliser une scène d’ouverture en « flash-forward » efficace. Bien sûr que l’humour a de la marge pour être moins consternant que l’abus d’accent ch’ti. Il n’empêche que cette référence-plancher mise à part, ce que propose Intouchables ne me semble pas voler bien haut.
Le personnage de Driss joué par Omar Sy résume selon moi le premier problème du film (attention, je ne dis pas qu’il est le problème). Un mot sur ce que vous appelez mon « faux procès ». Ce n’est pas que ses passages dans sa cité soient plus ou moins sombres qu’ils devraient être, qu’ils s’écartent d’une idée que j’aurais du réalisme. Bien au contraire. Dans ces quelques scènes au bout du compte anecdotiques – une toile de fond pour alimenter le rapprochement entre les protagonistes – il y a un effort pour « faire réaliste » (caméra à l’épaule, tournage en extérieur) qui me semble créer un paradoxe gênant chez le personnage de Driss. On veut le rendre crédible en lui donnant un arrière-plan de galérien de banlieue ; or dans une scène qui les précède (la première du film), sa rencontre avec Philippe (François Cluzet) l’a montré sous la facette qui s’imposera à la longue : celle du bouffon de service, pas vraiment un personnage représentatif d’une certaine vision de l’humain, mais un à qui on va donner les meilleures vannes pour titiller l’aristo et mettre les rieurs de son côté. Driss constitue ainsi un mélange que je trouve assez maladroit et qui reflète la position de compromis d’Intouchables, juxtaposant sommairement les registres du rire et de l’émotion, chacun à sa place.
Et on en arrive à ce qui me gêne véritablement dans ce film, au point que je cherche à comprendre comment cela n’en a pas gêné plus d’autres : son humour comme son émotion reposent au mieux sur des éléments dérisoires, au pire sur des partis pris limites. Le film manipule deux enjeux : le rapport de classes et la relation au handicap. Sur le premier point, l’histoire vraie dont Intouchables est tiré fournit un prétexte adéquat pour ne pas rendre la question trop « raccord » avec l’actualité socio-politique, l’aristocrate à particule étant devenu l’archétype le plus ancien et le moins actuel du nanti éloigné du peuple. Le rapport de classes n’est ici que pure convention pour un humour que je trouve paresseux. De fait, il est presque exclusivement ramené à un choc culturel exploité à l’envi via des clichés éculés : l’un écoute Vivaldi et l’autre Earth Wind and Fire, l’un écrit des lettres d’amour courtois tandis que l’autre dégaine le langage de la rue, l’un s’impose des règles de vie que l’autre ignore superbement, etc. Au bout de l’énième sketch rabâchant que les deux hommes ne vivent pas dans la même sphère, je me dis que ça tourne un peu en rond… Il y a une forme de mépris un peu douteux dans la façon de tourner en ridicule un pan de culture, représentant « l’art contemporain » sous la forme d’un ouvrage abscons (encore un cliché) dont Philippe s’éprend, s’attirant les moqueries de Driss avant que celui-ci ne prouve au monde qu’après tout, il peut faire pareil…
Concernant la relation au handicap, c’est plus tendu. On peut tout à fait comprendre que les auteurs n’aient pas souhaité verser dans un pathos digne des pires téléfilms US. Mais la désinvolture qu’ils choisissent comme antidote, qui consiste essentiellement à laisser Philippe se faire manipuler physiquement par Driss, n’est pas sans poser problème et soulever des questions sur la sincérité de leur relation à leurs personnages. En particulier, je trouve sacrément gênante la scène où Driss verse de l’eau bouillante sur la jambe insensible de Philippe. Car enfin, on a beau avoir compris que le premier est bien enclin à la « déconne », le fait de voir quiconque agir ainsi sans se poser de questions a de quoi interpeller ! Parce qu’elle implique que soit Driss considère le corps de Philippe – ou du moins sa jambe – comme un pur objet inaltérable, soit il y trouve le prétexte à exercer un acte de violence sur la chair qui, il en est sûr, n’en portera aucune trace (ce qui revient à exercer une pulsion de violence sans risque). Dans l’un et l’autre cas, le manque de regard des réalisateurs sur cette scène un peu extrême laisse songeur. Et d’une manière générale, il me semble que tout le comique autour du handicap de Philippe (l’eau bouillante, les jeux dans la neige, la masturbation des oreilles, etc.) ne fonctionne qu’en faisant jouir du spectacle de ce corps manipulé, ballotté comme un objet dans tous les sens et qui n’en souffre pas un seul instant, voire qui aime ça. C’est cet appel aux pulsions sadiques du spectateur, au plaisir de voir un être humain chosifié et qui en redemande, que je continue à qualifier de « suspect », de limite.
Bien à vous,
Benoît Smith
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Lire l’article de Benoît Smith : Intouchables