Les premières images de Sicilian Ghost Story séduisent : un lieu obscur — peut-être une caverne, une chouette, et un mouvement d’appareil qui va caresser les anfractuosités et les zones d’ombre de la roche, avant que l’image ne s’obscurcisse pour raccorder sur la remontée à la surface d’un puits, en pleine lumière. Sur le moment, on pourra y voir une manière de figurer un lien entre le visible d’un territoire (la Sicile, comme le suggère le titre) et ses entrailles secrètes. Or à la longue, cette interprétation sera plus incertaine. Car si ces premières images resteront les plus séduisantes — et les plus convaincantes, c’est aussi parce que de toutes les manifestations par le film d’une réalité secrète parallèle à celle connue de la raison, ce seront les rares qui auront su véritablement concilier, dans le même regard du spectateur, le tangible et l’insaisissable, sans avoir à plaquer sur l’image des signes d’étrangeté tel un vernis pour mettre celle-ci en exergue.
Cette cohabitation du réalisme et de l’étrange, c’est tout le problème qui pèse sur le nouveau film du tandem Fabio Grassadonia et Antonio Piazza (Salvo). Inspiré par un fait divers sordide (en 1993, l’enlèvement, la longue séquestration, puis le meurtre et la dissolution du cadavre du jeune fils d’un mafieux repenti), Sicilian Ghost Story entreprend d’en invoquer les fantômes tout en le déréalisant, au moins en partie, le détournant de la reconstitution d’actualité criminelle vers un traitement fantastique et romantique, à travers le point de vue de Luna, la petite amie du disparu Giuseppe. Sur son amourette à peine lancée comme sur sa recherche éperdue (et solitaire, face au mur de l’omertà en vigueur) de l’absent, le film multiple les signaux visuels (floutage des bords du cadre, grands angles déformants) qu’un autre regard, secret et menaçant, pèserait sur les jeunes gens. Mais un tel martelage de l’hypothèse du surnaturel, en ignorant que cette hypothèse existe difficilement comme telle sans la suggestion, en contrecarre le pouvoir. Ces signaux finissent par se rangent dans la même case encombrante que d’autres coquetteries de la réalisation (décadrages, travellings décoratifs, jeux appuyés sur les textures) pour définir un film constitué de tentatives formelles qui, pour démontrer le savoir-faire des auteurs, ne formulent aucune proposition convaincante au-delà de leurs éclats clinquants.
La mécanique des rêves
Grassadonia et Piazza ne changent pas vraiment la donne en jouant avec la lecture de leur récit. À la faveur d’un retour en arrière, comme inspiré par les dérivations oniriques de David Lynch, leur film fait diverger la réalité à partir d’une incertitude (Luna a‑t-elle été ou non témoin de l’enlèvement de Giuseppe ?) pour entamer alors le récit parallèle des parcours des deux amoureux, tels Roméo et Juliette : tandis que lui se meurt de son enfermement, elle, mue par sa fougue adolescente, se consume du manque de l’autre voué semble-t-il à l’oblitération. Les scènes de captivité de Giuseppe, dont on soupçonne qu’elles n’ont lieu que dans l’imagination ou les intuitions de Luna, sont traitées comme ayant effectivement lieu ; la jeune fille est sujette à des hallucinations qui pourraient bien être des révélations, et les réalités de la fille et du garçon (qui a lui-même ses propres hallucinations) finissent par se croiser. La mécanique d’enchâssement des rêves et de la réalité est savamment mise en œuvre mais, comme les effets optiques, échoue à faire de cet onirisme autre chose qu’un accessoire narratif évoquant plus l’application des conteurs que la puissance du rêve — la faute à des conteurs qui, décidément, manipulent le rêve comme des techniciens doués plutôt que comme des cinéastes au contact de cette matière.