La délinquance juvénile n’en finit plus d’alimenter les fantasmes. Avec son pitch en forme de procès verbal – Manon, 15 ans, est envoyée en centre éducatif fermé après une grave altercation avec sa mère –, et après la boulimie de violence chic du dernier Dolan et autres « féminiaiseries » de Céline Sciamma, il y avait de quoi redouter que cette mini-série diffusée sur Arte en 3 épisodes de 52 minutes (et qui paraît ce mois-ci en DVD) n’emprunte à son tour le même sillon racoleur. C’était sans compter sur l’acerbité de son auteur, depuis toujours versé sur les mécanismes de l’appareil judiciaire, son spectacle, et les acteurs (malgré eux) de sa comédie humaine. Car Jean-Xavier de Lestrade, oscarisé en 2002 pour son documentaire Un coupable idéal, fait partie de ces chasseurs obsédés qui traquent le même lièvre d’un film à l’autre, juste pour le plaisir de le laisser filer. De la même façon qu’il faisait malicieusement planer le doute sur la culpabilité d’un meurtrier dans The Staircase, sans que jamais ne transpire sa conviction personnelle, le réalisateur fait de Manon l’énigme d’un polar hystérique – victime, coupable, et bourreau à la fois –, et du centre éducatif le théâtre d’une métamorphose irrésolue, belle comme un non-lieu ; le tout sans céder à la tentation du film-thérapie. Chapeau. Surtout qu’à défaut de vouloir révolutionner l’esthétique télé-filmique, 3 x Manon, avec ses visages ceints dans le gris du béton pénitencier, s’y installe opportunément, adoubant au passage un genre qui peinait à faire convention. En lévitation, la mini-série survole le polar décongelé façon La Crime et les téléfilms de sensibilisation sur l’adolescence de 13h30, sans pour autant snober ses racines télévisuelles. Bien au contraire, 3 x Manon contribue même à en redorer le blason, célébrant enfin les noces du cinéma et du téléfilm qui auraient dû, depuis l’an 2000 au moins, annoncer le passage à l’ère moderne des fictions-TV à la française.
Tout en marchant copieusement sur leurs plates-bandes, Lestrade dissipe le romantisme euphorique que Dolan et Sciamma avaient candidement laissé traîner sur le dos de la violence juvénile. En dépit de leurs belles intentions, il faut redire combien demeurent lassantes ces bulles d’héroïsme conventionné, et combien ces fétiches adhèrent (bien plus qu’ils ne les détournent) aux fantasmes les plus communs sur la délinquance et les banlieues. Il suffit de voir comment Sciamma esquive la mise en scène des corps dans l’espace, filmant sans cesse ses acteurs contre des murs, pour comprendre que son regard dans Bande de filles épouse davantage celui d’un flic en perquisition que d’un objecteur de conscience. À l’inverse, le geste de Lestrade concède une marge d’incertitude à ses comédiens, probablement héritée du documentaire, se laissant volontiers surprendre par les éruptions de violence : aussi précise-t-il à ce sujet, dans l’entretien du dossier de presse, qu’« afin de capter la spontanéité et l’énergie propres à cet âge, les filles ne connaissaient pas les mouvements de caméra, pourtant définis à l’avance ». Les bagarres semblent ainsi échapper au cadre du dispositif, comme des sorties de routes buissonnières, couronnant – certes un peu naïvement, ici aussi – l’adage selon lequel « la réalité (du tournage) dépasse souvent la fiction ». Mais l’ex-documentariste ne se contente pas de solder le compte de la fiction pour autant, car l’horizon du thriller psychanalytique n’est jamais loin, astucieusement remis entre les mains d’un spectateur qui mène seul l’enquête, en l’absence de personnage-relais pour la conduire à sa place, ou d’un récit qui lui tiendrait la main jusqu’à la résolution du trouble de Manon.
Acte hors studio
Sauf qu’à force de godiller entre les écueils, Lestrade finit quand même par se vautrer à l’une des portes de son slalom de poncifs – heureusement sans mal. Un chouia volontariste, le récit ne lésine pas sur le dosage de féminisme et dresse une ligne de démarcation hommes/femmes trop caricaturale pour dissiper l’odeur de contreplaqué. Lors des réunions de synthèses, les mâles de l’équipe pédagogique, le directeur en tête, expédient chaque cas avec une lassitude de VRP multicartes en fin de service, tandis que les femmes, forcément plus finaudes, défendent une pédagogie expérimentale et moins répressive. La pertinence du conflit, et sa portée politique, pâtissent malheureusement de la répartition des portions d’intelligence chez les personnages, comme on distribue des bons points, selon un favoritisme scénaristique qui frise le grotesque. Dommage que Lestrade n’ait pas accordé à ses acteurs adultes la même attention qu’aux adolescentes, surtout quand on compare la bêtise de certains échanges entre éducateurs avec l’énergie des plus belles joutes verbales entre filles. Seule Marina Foïs parvient à tirer son épingle du jeu, et ce dès la scène d’ouverture, brillamment crispante. En un haussement de ton, sa voix graveleuse passe de l’excès de prévenance à l’expression de la curiosité la plus malsaine, sans que jamais le volume ne franchisse le seuil de la colère. Rares sont les acteurs français à avoir su tirer un usage à la fois comique et horrifique de leur seule corde d’interprétation. C’est en tout cas le privilège de Marina Foïs, égale depuis Les Robins des Bois à son personnage de gourde en situation de choc génétique.
Reste Alba Gaïa Bellugi, la Manon en question, qui réussit par la grâce de son talent à inspirer, sur des traits pourtant placides, le feu de la révolte adolescente. Tout à l’opposé du tic de démultiplication des pistes narratives qui touche les séries américaines, Lestrade resserre l’intrigue sur son seul corps, sans doute autant pour une question de format (3x52 minutes seulement) que pour son goût des personnages duplices. L’enquête à la française (même si Lestrade est belge, la production est française) serait par définition centripète ; et la multiplication par trois de Manon, moins une référence au format qu’aux mues de la jeune fille. Du premier au troisième épisode, son apparence change, ses gestes et son humeur se polissent – pas au sens des bonnes manières, mais du cisèlement d’un diamant brut, car sa fureur, elle, ne disparaît pas. La beauté de la série réside justement dans ce feuilleté d’enveloppes, de jeune fille à garçonne façon Larry Clark, sans que ne régresse la toute-puissance de sa révolte. Le brasier qui la consume inexplicablement ne s’éteint pas, et c’est à ce prix seulement, par le détour d’un naturalisme décharné et de la télévision, que cette Manon puissance 3 et le Steve de Mommy finissent par se toucher l’un l’autre. Preuve s’il en fallait, qu’une ode à la rébellion adolescente pouvait éclore à la télé, en 16/9e, loin de Céline Dion et des jérémiades de son fanboy n°1.