Fruit d’une longue immersion de Robin Anderson et Bob Connolly dans la tribu des Ganigas, installée en Papouasie-Nouvelle-Guinée, Black Harvest raconte l’impossible collaboration de l’homme d’affaire métis Joe Leahy et de ses employés ganigas à la récolte du café. Fidèle à la tradition du cinéma direct de se plonger au cœur de l’action, Black Harvest nous plonge dans une situation de conflit tendu qui évolue jusqu’à une guerre tribale sans merci et se termine comme un véritable « drame documentaire », comme le souligne très justement François Niney. Survivance édite joliment ce film rare en l’accompagnant de la retranscription d’un long entretien de Bob Connolly ainsi que de l’éclairante parole sur le film de l’ethnologue Lorenzo Brutti.
La trilogie des Highlands
Black Harvest est le troisième volet de la « trilogie des Highlands » réalisée par Bob Connolly et Robin Anderson, qui se sont rencontrés alors qu’ils travaillaient pour la chaîne ABC. C’est Robin Anderson, sociologue de formation, qui, réalisant des recherches en amont, découvrit dans les années 1980 qu’il existait un film amateur tourné par des chercheurs d’or australiens, les frères Leahy, premiers blancs à pénétrer sur des terres reculées de Papouasie, et qui rendait compte de la première rencontre de la tribu des Ganigas avec l’homme blanc, dans les années 1930. Certains des protagonistes étaient donc encore en vie, et le couple décida de se rendre sur place pour confronter les souvenirs des Papous avec les images tournées à l’époque. Ce fut First Contact (1983).
En 1985, ils retournèrent dans la même région avec l’idée de filmer à nouveau les Papous, mais surtout l’un d’eux, Joe Leahy, métis né d’une femme ganiga et du meneur de l’expédition des chercheurs d’or, Michael Leahy. Ayant vécu d’abord au sein de la tribu, Joe fut ensuite adopté par son oncle qui lui donna une éducation occidentale. Trait d’union entre les deux cultures, appartenant autant à l’une qu’à l’autre, Joe Leahy représente une interface, un tiraillement entre deux façons de vivre et de penser.
Joe Leahy, l’interface de deux mondes
Après Joe Leahy’s Neighbours (1989), Black Harvest se concentre sur la crise qui naît entre Joe Leahy, devenu un négociant de café prospère, et la tribu des Ganigas dont il est issu et avec laquelle il travaille. Peu après le début du tournage, le cours du café s’effondre, et Joe demande à ses employés d’être compréhensifs et de travailler à crédit en attendant un retour de fortune. Méfiants, les Ganigas s’estiment floués. S’ensuit une grande tension qui complique la reprise du travail et met en danger la pérennité de la plantation.
Connolly souligne que si, dans le film, « Joe Leahy est constamment au bord de l’énervement ; ce qui était dissimulé ici c’était son angoisse de partir, la façon dont il était déchiré par son amour du lieu et, d’une certaine façon, son affection pour les gens ». Cette complexité des émotions est à l’image de la dualité de la vie de Leahy : partagé entre les conseils qu’il demande à son vieil oncle blanc et les diatribes qu’il assène à ses employés ; tiraillé entre sa maison, son entreprise installées sur l’île, et sa femme qui a depuis longtemps pris le large avec ses filles, face à l’impossibilité pour elles de vivre dans cette communauté reculée ; écartelé entre sa réussite sociale, d’un point de vue occidental, et l’échec de ses relations avec les Ganigas qui ne lui obéissent pas et ne lui accordent aucune confiance. Black Harvest se fait le témoin de l’échec de l’entreprise capitalistique dont le fonctionnement ne trouve pas de logique chez les Ganigas, mais aussi de l’entreprise humaine.
Un tournage en immersion
À partir de Joe Leahy’s Neighbours sorti en 1989, les cinéastes renoncèrent à travailler avec une équipe comme sur leur film précédent pour favoriser une collaboration à deux, Connolly à l’image, Anderson à la prise de son, allant de pair avec une immersion durable au sein de la tribu. Contrairement à First Contact, bâti sur des films d’archives et des interviews, les deux films suivants renouent avec la pratique télévisuelle de Connolly consistant à filmer sur le vif. À l’exception que ABC astreignait ses réalisateurs à dix jours de tournage maximum pour un sujet, tandis que, dégagé de toute contrainte, le couple s’installe des mois durant parmi les Papous.
Ces conditions de tournage autarciques conduisent les cinéastes à imposer à leur film le mode de vie des Papous : soumis à une restriction en terme de pellicule, Connolly et Anderson doivent réfléchir précisément aux événements qui sont nécessaires à la construction de leur récit, afin de ne pas gâcher inutilement le précieux métrage. Soumettant la décision de filmer ou non à de longues discussions, ils reprennent à leur compte, dans leurs relations, les longues palabres des Papous qui représentent la majeure partie du film. Dans ce mode de vie collectif, tout est en effet soumis à argumentation collective sur ce qui mènera au Bien de la communauté. En outre, afin de comprendre la complexité de chaque situation, les filmeurs passent de longs moments à discuter avec les Papous, à les interroger sur leurs sentiments à l’égard des évènements en cours.
La parole, filmée dans sa longueur, dans sa véhémence, traduit les affres d’un conflit qui ne trouve pas d’issue. Mais lorsqu’elle cesse, c’est parce qu’elle laisse la place à une guerre intertribale d’une grande violence, dans laquelle les mots n’ont plus cours, et qui ne s’achève que lorsque les premières victimes viennent démontrer la supériorité d’une ethnie sur une autre. La parole de Joe Leahy s’éteint, elle aussi, lorsque celui-ci capitule, et, impuissant face aux réticences des Ganigas, renonce à l’entreprise qu’il avait fondée.