Sorti en 1950 sur les écrans, Captives à Bornéo, film plutôt méconnu aujourd’hui édité en DVD, relate le calvaire quotidien de plusieurs femmes faites prisonnières par les Japonais sur l’île de Bornéo. Seulement cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le réalisateur Jean Negulesco met totalement de côté les questions idéologiques liées au conflit et adopte un point de vue courageusement humaniste, armé d’un discours au pacifisme désarmant. En dépit de quelques artifices hollywoodiens qui limitent la vraisemblance des événements, Captives à Bornéo est une jolie redécouverte.
Inspiré d’une histoire vraie, le film suit le quotidien d’Agnes Newton Keith, romancière américaine installée sur l’île de Bornéo avec son mari, fonctionnaire colonial. Mère d’un petit garçon de quatre ans, elle suit avec inquiétude la progression de l’ennemi japonais dans le Pacifique. Après avoir attaqué Pearl Harbor en décembre 1941, celui-ci finit par envahir Bornéo : Agnès est alors incarcérée avec son fils dans un camp de prisonnières où sont regroupées toutes les Européennes. Commence alors pour elle un très long calvaire pendant lequel elle devra faire face à la privation, à la violence et aux humiliations, protégeant tant que possible son enfant. En dépit de sa valeur historique (plutôt limitée), on tient ici un sujet donc Hollywood raffole : une femme – d’une grande classe puisqu’elle est interprétée par Claudette Colbert – se transforme en mère courage par un concours de circonstances historiques, bravant avec dignité un ennemi de plus en plus inquisiteur. L’angle sous lequel est abordée cette expérience fait d’abord peur : on craint en effet que le réalisateur, soucieux de transmettre le témoignage d’une femme qui a été confrontée aux atrocités de la guerre, ne cède au diktat hollywoodien. Pendant la première partie, on ne peut pas dire que le spectateur soit violemment exposé à la dure réalité des événements : les femmes sont transférées dans un camp où leurs seules occupations consistent à étendre le linge (on ne les voit même pas le laver), soumises à une discipline pas très excitante mais tout de même très éloignée de la barbarie. Pire, Claudette Colbert arbore presque toujours une permanente impeccable et les sourcils parfaitement épilés. Cette absurdité atteint un paroxysme presque comique lors du transfert des femmes dans le second camp (bien plus éprouvant), lorsqu’on la voit porter dans trois plans successifs autant de robes différentes qui lui vont à ravir. Même si on sait qu’il fallut attendre la fin de l’ère des Studios pour que les actrices ne soient plus systématiquement entourées d’un halo leur donnant une aura presque divine, on sait que certaines d’entre elles n’ont pas attendu le virage des années 1960 pour prendre des risques avec leur image. On pense par exemple à Olivia De Havilland (pourtant récompensée par l’oscar à deux reprises) qui, dans La Fosse aux serpents (1948), renonçait à tous les artifices de rigueur pour coller au plus près de la réalité d’une jeune femme internée dans une institution psychiatrique. Dommage que Zanuck, pourtant producteur des deux films, n’ait pas répété la prise de risques.
Passé cette première partie peu convaincante, Prisonnières à Bornéo gagne progressivement en intérêt, notamment parce que Jean Negulesco déploie progressivement une lecture résolument pacifiste des événements. Seulement cinq ans après la fin du conflit dont les conséquences sont encore vivaces dans la mémoire collective, le réalisateur fait l’étonnant choix de ne pas vraiment prendre parti pour un des deux camps. Ces femmes dont on suit le quotidien de prisonnières sont elles aussi des occupantes (pour la plupart mariées à un homme dont le métier est rattaché à l’entreprise colonialiste d’un pays européen). Pourtant, il est nullement question de faire le procès du colonialisme, d’autant plus que les États-Unis occupent à ce moment-là le Japon et qu’il est préférable de faire preuve de prudence pragmatique. Mais alors qu’on aurait pu imaginer un portrait à charge de l’envahisseur japonais, grossissant le trait jusqu’à la caricature raciste, les relations qui régissent les rapports entre les soldats et les prisonnières apparaissent de plus en plus complexes. Au centre de cette dichotomie, la relation entre Agnes et le colonel Suga, un Japonais érudit et distingué maîtrisant parfaitement l’anglais après avoir étudié plusieurs années aux États-Unis, déconcerte. Nul syndrome de Stockholm dans cette relation où l’on voit progressivement naître une véritable entente sinon une compréhension, mais des rapports entre individus pris dans les tourments d’un conflit qui les dépassent. Évidemment, le réalisateur évacue la question de la responsabilité, rendant le rôle du colonel totalement abstrait, mais c’était aussi le pari (ô combien téméraire à l’époque) de rendre à l’ennemi un visage humain. Avec habilité, le réalisateur parvient à faire naître une empathie – même distanciée – pour cet homme qui finira par perdre ce qu’Agnes s’acharne à sauver. Du coup, la lecture faite du lancement de la bombe atomique sur la ville d’Hiroshima prend une résonance dramatique précocement inhabituelle dans le cinéma américain.
Cette ampleur que le film gagne au fil des minutes est aussi renforcée par la capacité du réalisateur à mieux aborder frontalement le sordide du quotidien des prisonnières. Si nous sommes encore loin du réalisme des fictions sur la Seconde guerre mondiale défendu par des les réalisateurs de ces dernières décennies, la violence de certaines scènes surprend et parvient à créer un véritable malaise. Il est par exemple inhabituel de voir une star comme Claudette Colbert, même si elle est toujours impeccablement mise, torturée aussi longuement lors d’une scène d’interrogatoire. Jusqu’ici, les scènes de violence étaient souvent réservées dans le cinéma américain aux personnages de second plan, laissant ceux auxquels le spectateur s’identifie protégés. Ici, l’humiliation et la souffrance sont des sentiments qui sont pour la première fois amenés au premier plan et ce, sans nécessité d’en rajouter des tonnes sur la sauvagerie de l’ennemi. C’est ce qui, au bout du compte, finit par donner – en plus de l’approche humaniste et critique de la résolution du conflit par le largage de deux bombes atomiques – à Captives à Bornéo son intérêt, même fragile. Disons que par ce biais, le film devient une petite curiosité sauvée de l’anonymat, à découvrir désormais en DVD.