Depuis longtemps, il était impossible en France de voir les deux films mythiques de Lionel Rogosin, On the Bowery et Come Back Africa. C’est désormais possible en salle, et en DVD, grâce à la très belle et complète édition qu’en ont fait les éditions Carlotta, grâce à des copies magnifiquement restaurées par la Cineteca Bologna. Si l’intérêt de Good Times, Wonderful Times semble moindre, les deux premiers documentaires joués du réalisateur éblouissent en ce qu’ils explorent tous deux des territoires inconnus : la marginalité des personnages, alcooliques de New York, ou noirs des quartiers pauvres de Johannesburg, ainsi que la zone de partage trouble entre documentaire et fiction.
« On venait de sortir de l’Holocauste, cette aberration. Je voulais découvrir ce qui ne tournait pas rond. Avec ma caméra. » C’est ainsi que le jeune Lionel Rogosin, décida, au début des années 1950, de renoncer à la carrière d’ingénieur à laquelle il se destinait pour se consacrer au cinéma. Se revendiquant de l’héritage conjoint du néoréalisme italien et de Robert Flaherty, Rogosin se mit à élaborer des films se trouvant très exactement à mi-chemin entre la fiction et le documentaire. À l’instar de Jean Rouch – dont l’itinéraire professionnel est d’ailleurs assez similaire – Rogosin renonce à tourner des films sur des sujets, préférant faire des films avec ceux qu’il rencontre.
C’est parmi les vagabonds qui peuplent le Bowery, avenue de Manhattan laissée à l’abandon, que l’apprenti réalisateur va expérimenter et perfectionner sa technique de tournage. « On the Bowery a été mon école de cinéma », confie-t-il, interviewé par son fils Michael, qui a réalisé ou produit la majorité des conséquents bonus de cette édition DVD. Après s’être immergé dans le milieu des alcooliques qui vivent sous le métro aérien, après avoir fait leur connaissance, les avoir suivis dans leurs nuits de boisson, les avoir observés dormant à même la rue ou dans des foyers surpeuplés et dans des chambres minuscules, le cinéaste a commencé à les filmer. Mais, peu satisfait du résultat, il a finalement choisi d’inventer une ligne narrative qui servirait de fil conducteur aux différentes séquences. Ainsi, nous suivons les pas de Ray, jeune chômeur qui peine à retrouver un emploi. À partir de cette trame fictionnelle très lâche, et grâce à la complicité mûrie par le temps entre le cinéaste et ses sujets, le film vagabonde dans le quartier du Bowery, pistant le protagoniste dans ses trajectoires aléatoires, ses va-et-vient qui le mènent de mauvaise fortune en fâcheuses rencontres. La trame libre du récit s’adapte aux errements de cet homme, bien décidé à cesser de boire, puis à nouveau en proie à ses démons. La caméra l’accompagne, ainsi que ses compagnons, sur le bord du chemin, sans jamais poser de regard accusateur, s’adaptant au rythme languissant de leurs déplacements, à la pesanteur de leurs paroles.
Ces hommes se disent cheminots, ou se prétendent médecins, et ont, pour la plupart, vécu l’expérience traumatisante de la guerre, en Europe ou en Asie avant d’échouer dans ce no man’s land urbain, déclassés. Eux qui n’ont plus voix au chapitre, sur lesquels la société ne compte plus, Rogosin, au sens très littéral et matériel du terme, leur rend la parole. Au prix d’immenses complications techniques, l’apprenti cinéaste a en effet réussi à enregistrer en son synchrone les propos de ses personnages non acteurs, à une époque où la lourdeur et la qualité du matériel rendaient cela quasi-impossible. Alors que le cinéma de l’époque réalisé hors des studios était condamné à être « parlé », pour paraphraser François Niney, c’est à dire agrémenté d’une voix off mixée après un tournage effectué en muet, Rogosin enregistre « en direct » la parole de ses sujets, qui se racontent eux-mêmes. Préfigurant le cinéma direct, Rogosin devance l’invention de caméras légères et de magnétophones portatifs permettant le son synchrone, pour atteindre à la vérité de son portrait, et rendre parlante et vivante la rencontre avec chaque vagabond.
C’est en utilisant la même méthode de documentaire joué, et avec la même volonté de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, que Rogosin est parti, flanqué d’une équipe légère, à la rencontre des noirs d’Afrique du Sud. Comme On the Bowery, Come Back Africa est un mélodrame interprété par des non acteurs qui rejouent chacun leur propre rôle. A l’aide de l’équipe de journalistes de la revue d’avant-garde sud-africaine Drum, Rogosin a arpenté tous les recoins de Sophiatown, quartier populaire de Johannesburg, s’est intéressé aux difficultés et aspirations de chacun, avant d’imaginer l’histoire du paysan naïf nommé Zacharia tout juste arrivé du Zoulouland, dont le film retrace le parcours difficile dans un Johannesburg hostile. L’effondrement de la mine où est tournée la première séquence, la clandestinité du tournage, la peur de voir saisis les rushes tournés : les grandes difficultés rencontrées par l’équipe font écho aux conditions de vie de ceux qui figurent dans le film. Alors que le récit commence par la plongée du personnage dans la mine où est employé Zacharia, le film initie une immersion dans la société sud-africaine à travers laquelle il va suivre son protagoniste, tour à tour employé de maison, mécanicien ou encore manœuvre sur un chantier. Comme le cinéaste avait suivi Ray le cheminot alcoolique dans On the Bowery, il emboîte le pas de Zacharia dans ses pérégrinations et découvre avec lui, à travers son regard, la ville et ses habitants. Comme dans les rues de New York, le film se coule là aussi dans le rythme propre à la ville, alternant montage cut d’images des rues, avec des séquences qui prennent tout leur temps, comme les longues discussions dans l’un des shebeens du quartier, ces bars clandestins installés chez des particuliers ou bien ce moment de grâce absolue durant lequel la chanteuse Miriam Makeba interprète coup sur coup deux morceaux en entier.
Si l’on peut déplorer la dimension manichéenne que prennent les séquences où figurent les blancs de Johannesburg, on est tout au long du film ahuri par l’audace du cinéaste qui nous montre de l’Afrique du Sud ce que nulle part ailleurs on n’avait vu, notamment ce plan insensé, et si métaphorique où les mineurs avancent pas à pas, en file indienne dans le noir, s’éclairant à la seule lueur de leur lampe frontale. C’est le même problème d’une dichotomie trop marquée entre Bien et Mal qui rend difficile aujourd’hui la vision de Good Times, Wonderful Times, troisième film de ce coffret, et pamphlet antimilitariste qui juxtapose les séquences jouées d’un cocktail dans la société anglaise superficielle et des images d’archives montrant les abominables conséquences des conflits sévissant depuis la Seconde Guerre mondiale. Outre la faiblesse de l’argument qui consiste à opposer l’insouciance d’une civilisation repue aux horreurs de la violence, le propos est encore appauvri par l’hétérogénéité des archives choisies (des discours d’Hitler, « I Have a Dream » de Martin Luther King, images soviétiques du front de l’est, victimes de la guerre du Viet-Nâm ou encore des images des suites des bombardements au Japon). On peut de bonne grâce pardonner la faiblesse de ce troisième film, tant les deux autres sont éblouissants et surprenants. Invisibles depuis longtemps en France, ils viennent désormais reprendre, aux côtés des films Jean Rouch, mais aussi de ceux de Cassavetes et du Petit Fugitif (1953) d’Ashley et Engel, leur place dans l’histoire du cinéma.