Les films de Max Linder n’ont pas échappé au destin qui a frappé l’ensemble du cinéma muet, dont seulement vingt pour cent de la production demeure aujourd’hui. Pour la plupart, ils ont disparu, se sont décomposés, ou ont sombré dans l’oubli. Des cinq cents films réalisés entre 1905 et 1925, il n’en reste aujourd’hui que quatre-vingt-deux. C’est grâce à Maud Linder, fille de celui qu’elle qualifie de premier « auteur et réalisateur » et qui fut le premier président de la Société des Auteurs de Films, qu’une partie de cette œuvre nous parvient dans le coffret édité par Montparnasse, restaurée et commentée.
Un burlesque raffiné
En 1907, Pathé confie à l’acteur Max Linder sa première réalisation. Les Débuts d’un patineur cherche déjà à mêler comique burlesque et représentation des occupations de la Belle Époque. Ces courts-métrages, tournés en une journée, documentent les activités pratiquées par une classe sociale sans souci dans une période politiquement sereine. Au fil des aventures, le personnage s’élabore. Quoiqu’aux prises avec des situations burlesques, il reste toujours élégant, portant habit et haut de forme. La figure de Max tranche avec les créatures burlesques qui lui sont contemporaines : en France, Boireau, joué par André Deed, Calino ou Onésime ont plutôt des profils frisant le crétinisme et cherchent à déclencher le gros rire par la farce. Pour amuser, Linder ne profite pas de la faiblesse de ses personnages et tend à se dégager du versant populiste du comique d’alors. En représentant la danse, la musique, les sports ou de l’art de faire la cour, il se fait le témoin d’une époque où le divertissement est roi, et les nombreux avatars fictionnels de Rockfeller trahissent son penchant pour une société insouciante dans laquelle les bonnes se révèlent être des héritières cachant leur condition pour trouver l’homme qui ne les aimera pas uniquement pour leur fortune. Oisif, il fréquente des filles de bonne famille dont les pères sont souvent réticents à lui confier la main.
Documenter la Belle Époque
Au-delà de la dimension sociale qui conduit le cinéaste à représenter son personnage dans la pratique des sports à la mode de son époque, l’équitation, la voile, ou le ski constituent le prétexte à aérer le cinéma, à le faire sortir des studios, à le changer des toiles peintes. Exploitant les décors naturels avec une grande intelligence, Linder traduit l’esprit des guinguettes dans une scène où Max flirte sous les arbres lors d’une promenade en barque, ou utilise merveilleusement le plan d’ensemble pour nous faire suivre les ondulations des trajectoires croisées de deux amoureux qui se livrent aux joies du ski. Un jeu sur l’inversion des valeurs s’opère subtilement dans les nombreux courts se déroulant dans des paysages hivernaux : pantalons noirs et bonnets blancs viennent souligner le contraste créé naturellement entre la neige et le reste du paysage.
Si l’on retrouve la difficulté propre au personnage burlesque de composer avec les objets (avec quelles difficultés Max utilise sa baignoire ou les outils du pédicure), l’utilisation des décors extérieurs fournit l’occasion de présenter Max aux prises avec divers animaux, vaches et chevaux en tête, rétifs à ses imprécations.
Inventivité formelle
La recherche formelle ne se limite pas aux plans en extérieur, et Linder, lorsqu’il tourne en studio, construit volontiers ses plans aux cadrages singuliers sur la symétrie. Dans le film parodique L’Étroit Mousquetaire dont Maud Linder livre une version remontée dans En compagnie de Max Linder, l’emploi de la plongée totale traduit le désir de faire rire avec la forme des images et non seulement avec des situations comiques. Linder s’amuse du détournement des gestes du quotidien, et des faux-semblants du cinéma en créant des scènes fondées sur le redoublement de l’espace. Symétrie du cadre dans lequel apparaissent, chacun par un bord de l’écran, deux amoureux (Entente cordiale, avec le chanteur Fragson), en chemise de nuit, une chandelle à la main, s’apprêtant à toquer nuitamment à la porte de celle dont ils sont tous deux épris. Symétrie des gestes encore, dans la scène, qui sera reprise par les Marx Brothers dans La Soupe au canard, où un domestique est contraint de mimer les faits et gestes de son maître pour empêcher ce dernier de découvrir que son miroir a été brisé par maladresse. On rit autant de la situation, de la perfection de sa mise en scène, que de l’habileté des comédiens aux gestes d’une précision absolue.
Le cinéma, une industrie
Fort d’un séjour à Hollywood sur l’invitation du producteur Essanay, Linder donne à ses productions davantage d’ampleur et d’ambition. « Pour être concurrentiel, nous devons faire de bons films… pour avoir de bons films il nous faut des bons auteurs… et pour que ces “bons auteurs” soient rémunérés en fonction de leur valeur, il faut que soient instaurés des droits d’auteur sur les recettes de cinéma. », déclarait-il en tant que premier président de la Société des auteurs de films. Exploitant du cinéma des grands boulevards qui porte aujourd’hui encore son nom, Max Linder ne se voyait pas uniquement comme un amuseur, mais comme un entrepreneur du cinéma, œuvrant à l’institutionnalisation de ce qu’on commençait tout juste à nommer le septième art, pensant les images animées globalement, comme un art, comme un commerce et comme une industrie.
Faire du cinéma, ce divertissement populaire par excellence, un art : cette pensée fut vivace chez beaucoup de peintres, de critiques, de producteurs du début du vingtième siècle qui s’en emparèrent. Là où la démarche de Linder semble aujourd’hui singulière, c’est qu’il s’attacha à donner au cinéma ses lettres de noblesse par le genre le plus populaire qui soit : le burlesque. L’intelligence du rire, voilà l’esprit dont il s’efforce d’imprégner ses films. Par-delà l’image, Linder se montre également très soucieux de la sonorisation de ses œuvres pendant la séance, et en plus du rire, c’est à la vivacité d’une fête permanente que ses films semblent convier le spectateur.
On imagine que ce cinéma fondé sur l’optimisme d’une période historique a eu du mal à résister au traumatisme de la Grande Guerre. Mais un drame plus personnel aura raison de la continuité de l’œuvre de Linder, qui, d’après les témoignages de sa fille, bascule dans une jalousie maladive qui le conduira à donner la mort à sa femme avant de se suicider en 1925. La fête est bien finie.