Grâce aux éditions Montparnasse, quatre films majeurs de Sergueï Paradjanov (Les Chevaux de feu, Sayat Nova, La Légende de la forteresse de Souram, Achik Kerib) sont enfin visibles en DVD dans des versions décentes. Le cinéma de Paradjanov, où chaque plan semble être conçu comme une explosion pour l’œil, retrouve les couleurs éclatantes de ses cadres-tableaux. Un coffret essentiel pour un cinéma sans autre équivalent.
« Plus moderne que tous les modernes »
« Plus moderne que tous les modernes, je suis une force du Passé » répond Orson Welles au journaliste qui l’interroge dans La Ricotta de Pier Paolo Pasolini. Sergueï Paradjanov (1924 – 1990), Géorgien d’origine arménienne, aurait pu faire sienne cette phrase tant son cinéma est une collision inouïe entre figures archaïques et avant-garde visuelle. Mais le plus beau est que cette rencontre de l’archaïque et du moderne n’y est jamais programmatique, comme si, pour Paradjanov, la subversion esthétique était déjà simplement inscrite dans les traditions populaires des Carpates, les légendes géorgiennes ou les miniatures médiévales qui hantent ses films. Marichka attend son amant sur un chemin de bandes blanches qui découpent la tourbe, des spots rasants illuminent une brume nocturne, le plan semble tiré d’une œuvre de land art, pourtant il est issu des Chevaux de feu (1964), film qui ouvre ce coffret, récit d’un amour perdu chez les Houtsoules, un peuple montagnard d’Ukraine. Le film pourrait se décrire comme une succession de saisissements esthétiques, de ruptures, de bouleversements qui mettent sans dessus-dessous le cinéma. Il crépite toujours pour son spectateur « d’une saturation de mille signes magnifiques » pour paraphraser Manoel de Oliveira. Plans trop frontaux, radicalisme des contre-plongées, mouvements impossibles (rapides, tortueux, infinis), c’est comme si Paradjanov engorgeait l’écran de formes visuelles pour faire écho à l’extase permanente des personnages pris dans le mouvement de la nature, la violence de leurs sentiments, la transe de leurs danses. Il faut voir comment une simple marguerite vient éclipser le soleil, comment la caméra dévale une dense forêt au fur et à mesure de la cavalcade d’enfants amoureux qui courent et se déshabillent pour se jeter dans une rivière, comment une femme somnambule traverse nue la campagne des Carpates, pour se rendre compte que Paradjanov se fait maître d’un cinéma incantatoire, à la fois possédé de ce qu’il saisit et envoûteur de son spectateur. Il y a bien sûr des filiations évidentes – avec quelques grands « chamans », Pasolini, Tarkovski, Rouch, Pelechian notamment – mais Les Chevaux de feu a quelque chose d’une exubérance supplémentaire qui le rend si unique. De cette saturation, on pourrait craindre un trop-plein mais ce serait passer sous silence que le film contient une telle générosité dans ses renversements esthétiques ou narratifs qu’il maintient le spectateur dans un état extatique. Un cinéma ivre de ses formes, très sûrement, mais une ivresse partagée.
« Un album mécanique d’images »
Sayat Nova (1968) qui suit Les Chevaux de feu radicalise le cinéma de Paradjanov. Le saisissement des plans, aussi avant-gardistes que les forces du passé l’imposent, est toujours là mais l’impureté, l’ivresse à l’œuvre dans Les Chevaux de feu font place à une mise en scène beaucoup plus homogène, sereine et encore plus déstabilisante. Les plans deviennent véritablement des installations qu’on imagine autant issues de l’imaginaire du réalisateur qu’empruntée au symbolisme arménien. La vie du poète arménien Sayat Nova (1712 – 1795) est ainsi contée par une succession de tableaux-installations où les personnages sont en arrêt, comme suspendus dans leurs gestes, figés dans la répétition de rituels inventés ou une lenteur cérémonielle dont on ne sait si elle est religieuse ou profane. Le regard est souvent planté dans l’axe de la caméra. Parfois ce sont aussi des natures mortes d’offrandes qui habitent le plan. Erik Bullot qui a consacré un livre à Sayat Nova aux éditions Yellow Now décrit merveilleusement, par quelques évocations d’images, la forme patchwork qui constitue ce cinéma non-verbal, non-narratif :
« Au milieu des livres dont les pages claquent au vent, un enfant, les bras en croix, est étendu sur les toits d’un monastère. Plus tard, des écheveaux sortis de leur teinture fumante sont jetés en boule sur des plateaux. L’enfant tient un fragment d’arbuste desséché, une rose blanche accrochée aux épines, en regardant fixement la caméra de ses yeux noirs. Un coquillage nacré est posé sur le sein d’une jeune femme. Le visage d’une princesse passe à travers un filet de dentelle. […] Telles sont quelques-unes des images surgies de ce film singulier, Sayat Nova […] Tableaux énigmatiques, peuplés de tapis et de robes, où des acteurs chamarrés de costumes et de postiches esquissent un ballet crispé et répétitif. Le film ressemble à un album mécanique d’images. »
Il n’y aurait peut-être que les enluminures médiévales ou les primitifs flamands qui pourraient donner un équivalent du système de représentation que le film propose. Même frontalité énigmatique, même échafaud symbolique. De l’entrelacs des mots, la poésie fait naître des images inédites, Paradjanov semble ici inverser la proposition : il façonne des images inédites pour laisser imaginer les combinaisons de mots qui font le poète.
Retour de l’Achough du cinéma
Persécuté par le KGB et le régime soviétique après avoir refusé de témoigner contre l’écrivain Valentin Moroz, Paradjanov vit une période trouble pendant une dizaine d’années qui le tiennent loin des plateaux. Après une campagne de dénigrement par la presse d’État, il fera quatre ans de prison et de camp de redressement, accusé, entre autres, d’homosexualité et de détention d’objets pornographiques… La Légende de la fortersse Souram (1984) signe alors son grand retour au cinéma et la dimension sacrificielle du cinéma de Paradjanov y retentit alors d’un écho particulier : un jeune homme se fait emmurer dans la forteresse pour empêcher la malédiction qui veut qu’elle se détruise dès sa construction achevée. La Forteresse Souram et Achik Kerib (1988) reprennent le cinéma là où Sayat Nova l’avait laissé, vingt ans auparavant. Deux films tantôt hiératiques, tantôt flamboyants. Il n’y a que très peu de suture dans le cinéma de Paradjanov. Chaque plan pourrait presque être hermétique à celui qui le précède, à celui qui lui succède, d’où cette impression « d’album mécanique d’images ». Cette forme donne lieu dans La Forteresse Souram à des champs/contre-champs impossibles. Un homme parle dans un paysage de steppe, un autre lui répond depuis un palais. Ils se parlent d’un plan à l’autre, mais dans un territoire sans vraisemblance, qui n’appartient qu’au cinéma.
Achik Kerib sera le dernier film de Paradjanov. Il est dédié à Tarkovski dans un plan-offrande bouleversant tel que les affectionne le Géorgien. Il reconduit, dans une outrance et un amusement nouveaux, la figure de l’Achough, troubadour d’Asie centrale dans lequel il est difficile de ne pas voir, en creux, un autoportrait. Paradjanov avait jusque peu de temps avant sa mort une multitude de projets d’adaptation inaboutis, uniquement des fables (La Fontaine), des contes (Andersen), de grands récits mythiques (Faust, La Divine Comédie). Il se rêvait sûrement en équivalent cinématographique des conteurs populaires. Il en aura été si proche qu’il est difficile aujourd’hui de trouver une descendance à ce cinéma, tellement archaïque qu’il avait un temps d’avance sur tout le monde.